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Full text of "Les nourritures terrestres"

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Presented  ta  the 

LIBRARV  oj  the 
UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 

Ms.    Karen 
Shortreed 


LES    NOURRITURES 
TERRESTRES 


ŒUVRES  DU  MEME  AUTEUR 

DIVERS 

LES  CAHIERS  d'andré  walter  {épuisé). 

LES  POÉSIES  d'andré  walter  (épuisé)  (N.  R.  F.). 

LE   RETOUR    DE   l'eNFANT   PRODIGUE    (N.    R.    F.). 

LE   VOYAGE   d'uRIEN    [épuisé). 

SOUVENIRS   DE    LA    COUR    d' ASSISES   {N.    R.    F.). 

LES   NOURRITURES    TERRESTRES    {N.    R.    F.). 

AMYNTAS  {N.    R.    F.). 

CORYDON  {N.    R.    F.). 

VOYAGE  AU  CONGO  {N.  R.  F.). 

RÉCITS 

l'immoraliste  {Mercure  de  France). 
LA  PORTE  ÉTROITE  (Mcrcure  de  France). 

ISABELLE  {N.   R.    F.). 

LA   SYMPHONIE    PASTORALE    {N.   R.    F.). 

ROMAN 

LES   FAUX-MONNAYEURS  {N.    R.    F.). 

SOTIES 

PALUDES    [N.    71.    F.). 

LE   PROMÉTHÉE   MAL    ENCHAÎNÉ    {N.    R.    F.). 

LES   CAVES    DU   VATICAN  {N.    R.    F.). 

CRITIQUE 
PRÉTEXTES  {Mercure  de  France.). 
NOUVEAUX  PRÉTEXTES  (Mcrcwe  de  France.). 
DOSTOïEvsKY  (Plon  et  Nourrit). 

INCIDENCES    {N.   R.    F.). 

THÉÂTRE 

SAiiL  {N.  R.  F.). 

LE    ROI    CANDAULE    {épuisé). 

TRADUCTIONS 

RABINDRANATH  TAGORE  :   l'ofKRANDE  LYRIQUE  {N.  R.  F.). 
J  »  :  AMALETLALETTREDUROI(iV.  iî.  F.). 

JOSEPH   CONRAD   :    TYPHON    {N.    R.    F.). 
SHAKESPEARE  :    ANTOINE   ET   CLÉOPATRE  {N.    R.    F.). 
WILLIAM    BLAKE    :    LE    MARIAGE   DU    CIEL    ET    DE   l'eNI  ER. 

{Aveline). 
JIORCEAUX  CHOISIS  {N.  R.  F.). 


ANDRÉ      GIDE 

LES 

NOURRITURES 

TERRESTRES 


Tfente  et  unièitte  édition 


(uy 


PARIS 

Librairie  Gallimard 

ÉDITIONS   DE    LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 

3,   rue   de  Grenelle   (vi"»') 


f    tv 


L\    ir.lîMItnE    ÉDITION    D«3  t  NOURRITURE»   TERRESTRES  > 
A  PARU  AU  MERCURE  DE  FRANCE  EN  1897 

<   LA  RONDE  DE  LA  GRENADE  > 

AVAIT   PARU    PRÉCÉDEMMENT    DANS  «   LE    CENTAURE  » 

ET  «  MÉNALGUE  »   DANS  t  l'ERMITAGE  > 


TOUS  DROITS  DE  REPRODUCTION  ET  DE  TRADUC- 
TION lŒSERVh  S  POUR  lois  LES  PAYS.  Y  (  OMPRIS  LA 
RUSSIE.  (  OPYRIGHT  BY  GASTON  GALLIMARD  W«. 


A  MON  AMI 

MAURICE  QUILLOT 


Voici  les  fruits  dont  nous 
nous  sommes  nourris  sur  la 
Icrre. 

Lb  koran,  II,  23. 


Ne  tè  méprends  pas,  Nalhanaël,  au  titre  brutal 
qu'il  m'a  plu  de  doi^ner  à  ce  livre  ;  j'eusse  pu  l'ap- 
peler Ménalque,  mais  Mcnalqae  n'a  jamais,  non 
plus  que  toi-même,  existé.  Le  seul  nom  d'homme 
est  le  mien  propre,  dont  ce  livre  eût  pu  se  couvrir  ; 
mais  alors  comment  eussé-je  osé  le  signer? 

Je  m'y  suis  mis  sans  apprêts,  sans  pudeur  ;  et  si 
parfois  j'y  parle  de  pays  que  je  n'ai  point  vus,  de 
parfums  que  je  n'ai  point  sentis,  d'actions  que  je 
n'ai  point  commises  —  ou  de  foi,  mon  Nalhanaël 
que  je  n'ai  pas  encore  rencontré,  —  ce  n'est  point 
par  hypocrisie,  et  ces  choses  ne  sont  pas  plus  des 
mensonges  que  ce  nom,  Nalhanaël  qui  me  liras, 
que  je  le  donne,  ignorant  le  tien  à,  venir. 


Et  quand  tu  m'aurai  lu,  jette  ce  livre  —  et  sors. 
Je  voudrais  qu'il  t'eût  donné  le  désir  de  sortir  — 
sortir  de  n'importe  où,  de  ta  ville,  de  la  famille,  de 
ta  chambre,  de  la  pensée.  N'emporte  pas  mon  livre 
avec  toi.  —  Si  j'étais  Ménalque,  pour  te  conduire, 
j'aurais  pris  ta  main  droite,  mais  ta  main  gauche 
l'eût  ignoré,  —  et  cette  main  serrée,  au  plus  tôt 
je  l'eusse  lâchée,  dès  qu'on  eût  été  loin  des  villes, 
et  je  t'eusse  dit  :  oublie-moi.  —  Que  mon  livre 
t'enseigne  à  l'intéresser  plus  à  toi  qu'à  lui-même, 
—  puis  à  tout  le  reste  plus  qu'à  toi. 


LIVRE   I 


Mon   paresseux  bonheur  qui   longtemps  sonnmeilla, 
S'4veille... 

V  HAFIÎ* 


Ne  souhaite  pas,  Nathanaël,  trouver  Dieu  ailleurs 
que  partout.  "^uis 

réSb^"^"^   """^^^^"'^   '"''"^"^    ^'''"'    ^"^""®   "«   îc 

Dès   que   notre   regard   s'arrête  à   elle,   chaque 
créature  nous  détourne  de  Dieu. 


Tandis  que  d'autres  publient  ou  travaillent,  jai 
passé  trois  années  de  voyage  à  oublier  au  contraire 

iTj^  V^.  ;  "''"'  'PP"''  P'^  '^  ^^^'-  Cette  désins. 
truction  fut  lente  et  difficile  ;  elle  me  fut  plus  utile 
que  toutes  les  instructions  imposées  par  1  s 
édTcaUon.''  '''''"'"'  ''  commencement  d'une 
Tu  ne  sauras  jamais  les  efforts  qu'il  nous  a  fallu 

Z\  Clu"""'  '" -'"r^  '  ''  '''  '  ™«^-^  "^aintJ 

chose  ^     n  !  "<^"V"'^''"^'  '^  ^^^^  ^°^«^«  tO"t« 
Cùose  —  passionnément. 

~  Je  châtiais  allègrement  ma  chair,  éprouvant 


14  LES  NOURRITURES 

plus  de  volupté  dans  le  diAtiment  que  dans  la 
faute  —  tant  je  me  grisais  d'orgueil  à  ne  pas  pik-her 
simplement. 

—  Supprimer  en  soi  l'idée  de  mérite  ;  il  y  a  là 
un  grand  achoppement  pour  l'esprit. 

...  L'incertitude  de  nos  voies  nous  tourmenta 
toute  la  vie.  Que  te  dirais-je?  Tout  choix  est 
effrayant,  quand  on  y  songe  ;  effrayante  une  li- 
berté que  ne  guide  plus  »in  devoir.  —  C'est  uno 
route  à  élire  dans  un  pays  de  toutes  parts  inconnu, 
où  chacun  fait  sa  découverte  et,  remarque-le  bien, 
ne  la  fait  que  pour  soi...  de  sorte  que  la  plus  incer- 
taine trace  dans  la  plus  ignorée  Afrique  est  moins 
douteuse  encore...  Des  bocages  ombreux  nous 
attirent  ;  des  mirages  de  sources  pas  encore  taries... 
mais  plutôt  les  sources  seront  où  les  feront  couler 
nos  désirs  ;  car  le  pays  n'existe  qu'à  mesure  que 
le  forme  notre  approche  et  le  paysage  à  l'enlour, 
peu  à  peu  devant  notre  marche  se  dispose...  cl 
nous  ne  voyons  pas  au  bout  de  l'horizon  — '  et 
même  près  de  nous  ce  n'est  qu'une  successive  et 
modifiable  apparence. 

Mais  pourquoi  des  comparaisons  dans  une  ma- 
tière si  grave  ?  Nous  croyons  tous  devoir  découvrir 
Dieu.  Nous  ne  savons  hélas,  en  attendant  de  le 
trouver,  où  nous  devons  adresser  nos  prières... 
Puis  on  se  dit  enfin  qu'il  est  partout,  n'importe 
où,  l'introuvable,  et  on  s'agenouille  au  hasard. 


TERRESTnES  15 

Et  tu  seras  pareil,  Nafhanaël  :\  qui  suivrait  pour 
86  guider  une  lumière  que  lui-mùxne  tiendrait  en 
sa  main. 

Où  que  tu  ailles  tu  ne  poux  rencontier  quR 
Dieu  ;  Dieu,  disait  Ménalque  :  c'est  ce  qui  est  de- 
vant nous. 

Nalhanaël,  tu  regarderas  tout  en  passant,  et  lu 
ne  l'arrôleras  nulle  part.  Dis-toi  bien  que  Dieu 
st-'iil  n"est  pas  provisoire. 

Nathanaël  —  que  l'importance  soit  dans  ton  re- 
gard, non  dans  la  chose  regardée. 

Tout  ce  que  tu  gardes  en  toi  de  connaissances 
dislinctcs  restera  distinct  de  loi  jusqucs  5  la  con- 
sommation des  siècles.  Pourquoi  y  allaches-lu  tant 
de  prix  ? 

Il  y  a  proflt  aux  désirs,  et  profit  au  rassasiement 
des  désirs  —  parce  qu'ils  en  sont  augmentés.  Car, 
je  le  le  dis  en  vérité,  Nalhanaol,  chaque  désir  m'a 
plus  enrichi  que  la  possession  toujours  fausse  de 
l'objet  mémo  de  mon  désir. 


Non  point  la  sympathie,  Nathanaël,  —  l'amour. 

Pour  bien  des  choses  délicieuses,  Nathanaël,  je 
me  suis  usé  d'amour.  Leur  splendeur  venait  de  ceci 
que  j'ardais  sans  cesse  pour  elles.  Je  ne  pouvais 
pas  me  lasser.  Toute  ferveur  m'était  une  irsure 
d'amouT,  —  une  usure  délicieuse. 


16  LES  NOURRITURES 

Hérétique  entre  les  hérétiques,  toujours  m'at- 
tirèrent les  opinions  écartées,  les  extrêmes  détours 
des  pensées,  les  divergences.  Chaque  esprit  ne 
m'intéressait  que  par  ce  qui  le  faisait  différer  des 
autres.  —  J'en  arrivai  à  bannir  de  moi  la  sympa- 
thie, n'y  voyant  plus  que  la  reconnaissance  d'une 
émotion  commune.  —  Non  point  la  sympathie, 
Nathanaël,  —  l'amour. 

Il  faut  agir  sans  juger  si  l'action  est  bonne  bu 
mauvaise.  Aimer  sans  s'inquiéter  si  c'est  le  bien 
ou  le  mal. 

Nathanaël  je  t'enseignerai  la  ferveur. 

Une  existence  pathétique,  Nathanaël,  plutôt 
que  la  tranquillité.  Je  ne  souhaite  pas  d'autre  re- 
pos que  celui  du  sommeil  de  la  mort.  J'ai  peur 
que  tout  désir,  toute  puissance  que  je  n'aurai  pas 
satisfaits  durant  ma  vie,  pour  leur  survie  ne  me 
tourmentent.  J'espère,  après  avoir  exprimé  sur 
cette  terre  tout  ce  qui  attendait  en  moi,  —  satis- 
fait, —  mourir  complètement  désespéré. 

Non  point  la  sympathie,  Nathanaël,  l'amour.  Tu 
comprends,  n'est-ce  pas,  que  ce  n'est  pas  la  même 
chose.  C'est  par  peur  d'une  perte  d'amour  que  par- 
fois j'ai  su  sympathiser  avec  des  tristesses,  des  en- 
nuis, des  douleurs  que  sinon  je  n'aurais  qu'à 
peine  endurés.  —  Laisse  à  chacun  le  soin  de  sa 
vie. 

...  {Je  ne  peux  écrire  aujourd'hui  parce  qu'une 


TERRESTRES  17 

roue  tourne  en  la  grange.  Hier  /e  l'ai  vue  ;  elle 
battait  du  colza. 

La  balle  s'envolait  ;  le  grain  roulait  à  terre. 

La  poussière  faisait  suffoquer. 

Une  femme  tournait  la  meule.  Deux  beaux  gar- 
çons, pieds  nus,  récoltaient  le  grain. 

Je  pleure  parce  que  je  n'ai  rien  de  plus  à  dire. 

Je  sais  qu'on  ne  commence  pas  à  écrire  quand 
on  n'a  rien  de  plus  à  duc  que  ça.  Mais  j'ai  pour- 
tant écrit  et  j'écrirai  encore  d'autres  choses  sur 
le  même  sujet.) 

«  * 

Nathanaël,  j'aimerais  te  donner  une  joie  que  ne 
t'aurait  donnée  encore  aucun  autre.  Je  ne  sais  com- 
ment te  la  donner,  et  pourtant,, cette  joie,  je  la 
possède.  —  Je  voudrais  m'adrcsser  à  toi  plus  inti- 
mement que  ne  l'a  fait  encore  aucun  autre.  Je 
voudrais  arriver  à  cette  heure  de  nuit  où  tu  auras 
successivement  ouvert  puis  fermé  bien  des  livres  — 
cherchant  dans  chacun  plus  qu'il  ne  t'avait  encore 
révélé  ;  où  tu  attends  encore  ;  où  ta  ferveur  va  de- 
venir tristesse,  de  ne  pas  se  sentir  soutenue.  Je 
n'écris  que  pour  toi  ;  je  ne  t'écris  que  pour  ces 
heures.  Je  voudrais  écrire  tel  livre  d'où  toute  pen- 
sée, toute  émotion  personnelle  te  semblât  absente, 
où  tu  croirais  ne  voir  que  la  projection  de  ta  propre 
ferveur.  Je  voudrais  m'approcher  de  toi  et  que  lu 
m'aimes. 


18  LES  NOURRITURES 

La  Tnélancolie  n'est  que  de  la  ferveur  retombée. 

Tout  être  est  capable  de  nudité  ;  toute  émotion, 
de  plénitude. 

Mes  émotions  se  sont  ouvertes  comme  une  reli- 
gion. Peux-tu  comprendre  cela  •  toute  sensation  est 
d'une  présence  infinie. 

Nalhanaël,  je  t'enseignerai  la  ferveur.  —  Nos 
actes  s'attachent  à  nous  comme  sa  lueur  au  phos- 
phore. Ils  nous  consument,  il  est  vrai,  mais  ils 
nous  font  notre  splendeur. 

Et  si  notre  âme  a  valu  quelque  chose,  c'est 
qu'elle  a  brûlé  plus  ardemment  que  quelques 
autres. 

Je  vous  ai  vus,  grands  champs  baignés  de  la 
blancheur  de  l'aube  ;  lacs  bleus,  je  me  suis  bai- 
gné dans  vos  flots  —  et  que  chaque  caresse  de 
il'air  riant  m'ait  fait  sourire,  voilà  ce  que  je  ne  me 
lasserai  pas  de  te  redire  —  Nathanaël  ;  je  t'ensei- 
gnerai la  ferveur. 

Si  j'avais  su  des  choses  plus  belles,  c'est  celles- 
l?i  que  je  t'aiirais  dites  —  celles-là,  celles-là,  certes 
et  non  pas  d'autres. 

Tu  ne  m'as  pas  enseigné  la  sagesse,  —  ^fénalque. 
—  Pas  la  sagesse,  mais  l'amour. 


J'eus  pour  Afér>a1<jue  plus  que  d«i  l'^rnil14.   N?- 


TERRESTRES  19 

thanaël,  et  à   peine  moins  que  de  l'amour...   Je 
l'aimais  aussi  comme  un  frSre. 

Ménalque  est  dangereux  ;  crains-le  ;  il  se  fait 
réprouver  par  les  sages,  mais  ne  se  fait  pas  craindre 
des  enfants.  Il  leur  apprend  à  n'aimer  plus  seule- 
ment leur  famille  et,  lentement,  à  la  quitter  ;  il 
rend  leur  cœur  malade  d'un  désir  d'aigres  fruits 
sauvages  et  soucieux  d'étrange  amour.  —  Ah  1 
Ménalque  —  avec  toi  j'aurais  voulu  courir  encore 
sur  d'autres  routes  —  mais  tu  haïssais  la  faiblesse 
et  prétendis  m'apprendre  à  te  quitter. 

Il  y  a  d'étranges  possibilités  dans  chaque 
liomme.  Le  présent  serait  plein  de  tous  les  avenirs, 
si  le  passé  n'y  projetait  déjà  une  histoire.  Mais, 
hélas  !  un  unique  passé  propose  un  unique  avenir 
—  le  projette  devant  nous,  comme  un  pont  in- 
fini sur  l'espace. 

On  n'est  sûr  de  ne  jamais  faire  que  ce  que  l'on 
est  incapable  de  comprendre.  Comprendre,  c'est 
se  sentir  capable  de  faire,  assi  mer  le  plus  possible 
d'uumamté,  voilà  la  bonne  formule. 

Formes  diverses  de  la  vie  —  oh  !  que  vous  mo 
parûtes  belles.  (Ce  que  je  te  dis  là,  c'est  ce  que  me 
disait  Ménalque.) 

J'espère  bien  avoir  connu  toutes  les  passions  et 
tous  les  vices  ;  —  au  moins  les  ai-je  favorisés.  Tout 
mon  ôtr§  s'est  précipité  ver»  toute*  le»  croyances  — » 


20  LES  NOURRITURES  TERRESTRES 

et  j'c'tais  si  fou  certains  soirs  que  je  croyais  presque 
à  mon  âuie,  tant  je  la  sentais  près  de  s'échapper  de 
mon  corps,  —  me  disait  encore  Ménalque. 

Et  notre  vie  aura  été  devant  nous  comme  ce 
verre  plein  d'eau  glacée,  ce  verre  humide  que 
tiennent  les  mains  d'un  fié\Teux,  qui  veut  boire, 
et  qui  boit  tout  d'un  trait,  sachant  bien  qu'il  de- 
vrait attendre,  mais  ne  pouvant  pas  repousser  ce 
verre  délicieux  à  ses  lèvres,  tant  est  fraîche  cette 
«au,  tant  l'altère  la  cuisson  de  la  fièvre. 


II 


Ah  I  comme  j'ai  donc  respiré  l'air  froid  de  la  nuiS 

—  ah!  croisées  I  et,  tant  les  pâles  rayons  coulaient 
de  la  lune,  à  cause  des  brouillards,  comme  des 
sources  —  on  semblait  boire.  —  Ah  I  croisées  I  que 
de  fois  mon  front  s'est  venu  rafraîchir  à  vos  vitres, 
et  que  de  fois  mes  désirs,  lorsque  je  courais  de 
mon  lit  trop  briMant  vers  le  balcon,  à  voir  l'im- 
mense ciel  tranquille,  se  sont  évaporés  comme  dos 
brumes  I 

Fièvres  des  jours  passés,  vous  étiez  à  ma  choir 
une  mortelle  usure  —  mais  comme  l'ùme  s'épuise 
quand  rien  ne  la  distrait  de  Dieu!  — 

La  fixité  de.  mon  adoration  était  effrayante  ;  je 
m'y  décontenançais  tout  entier. 

Tu  chercherais  encore  longtemps,  me  dit  Ménal- 
que,  le  bonheur  impossible  des  âmes... 

—  Les  premiers  jours  de  douteuse  extase  passés 

—  mais  avant  d'avoir  rencontré  Ménalque  —  ce 
fut  une  période  inquiète  d'attente  et  comme  une 
traversée  de  marais.  Je  sombrais  en  des  accable- 
ments de  sommeil  dont  dormir  ne  me  guérissait 
pas.  Je  me  couchais  après  les  repas  ;  je  dormais,  je 
me  réveillais  plus  las  encore,  l'esprit  engourdi 
comme  poiii  une  méUmoipkose. 


22  LES  NOURRITURES 

Obscures  opéraHons  de  l'être,  —  travail  latent, 
genèses  d'inconnu,  parluiilions  laborieuses  — 
somnolences,  attentes  ;  —  comme  les  chrysalides  et 
les  nymphes,  je  aormais  ;  je  laissais  se  former  en 
moi  le  nouvel  être,  que  je  serais,  qui  ne  me  res- 
semblait déjà  plus.  Toute  lumière  me  parvenait 
comme  au  travers  de  couches  d'eaux  verdies,  à  tra- 
•  vers  feuilles  et  ramures  ;  perceptions  confuses,  in- 
dolentes, analogues  à  celles  des  ivresses  et  des 
grands  étourdissementa.  —  Ah  !  que  vienne  enfin, 
suppliais-je,  la  crise  aiguë,  la  maladie,  la  douleur 
vive  I  —  Et  mon  cerveau  se  comparait  aux  ciels 
d'orage,  de  nuages  pesants  encombrés,  où  l'on 
respire  à  peine,  où  tout  attend  l'éclair  pour  dé- 
chirer ces  outres  fuligineuses,  pleines  d'humeur 
et  cachant  l'azur. 

Combien  durerez-vous,  attentes?  et  finies,  nous 
rcstera-t-il  de  quoi  vivre  ?  —  Attentes  !  attentes 
de  quoi  ?  criais-je.  —  Que  pouvait-il  venir  qui  ne 
naîtrait  pas  de  nous-mêmes  ?  Et  que  se  pouvait-il 
de  nous  que  nous  ne  connussions  déjà  ? 

La  naissance  d'Abel,  mes  fiançailles,  la  mort 
d'Eric  —  le  bouleversement  de  ma  vie,  loin  de 
finir  cette  apalhie,  semblèrent  m'y  replonger  da- 
vantage, tant  il  semblait  que  celle  torpeur  vînt  de 
la  complexité  même  de  mes  pensées,  et  de  mes 
volontés  indécises...  J'eusse  voulu  dormir,  infini- 
ment, dans  l'humidité  de  la  terre  et  comme  une 
végétation.  —  Parfois  je  me  disais  que  la  volupté 
viendrait  à  bout  de  ma  peine,  et  je  cherchais  dans 


TERRESTRES  23 

l'épuisement  de  la  chair  une  libération  de  l'esprit. 
—  Puis  de  nouveau  je  dormais  de  longues  heures, 
ainsi  que  les  petits  enfants  que  l'on  couche  au 
milieu  du  jour,  assoupis  de  chaleur,  dans  la  mai- 
son vivante. 

Puis  je  me  révelUais  de  très  loin,  en  sueur,  le 
cœur  battant,  la  tête  somnolente.  La  lumière  qui 
s'infiltrait  d'en  bas,  entre  les  fentes  des  volets 
clos,  et  renvoyait  au  plafond  blanc  les  reflets  verts 
de  la  pelouse,  cette  clarté  du  soir  m'était  la  seule 
chose  délicieuse,  pareille  à  la  clarté  qui  paraît 
douce  et  charmante,  venue  entre  les  feuilles  et  les 
eaux,  et  qui  tremble,  au  seuil  des  grottes  après 
qu'on  a  longtemps  senti  vous  envelopper  leurs  té- 
nèbres. 

Les  bruits  de  la  maison  arrivaient  vaguement.  Je 
renaissais  lentement  à  la  vie.  Je  me  lavais  avec 
de  l'eau  tiède  et  j'allais  plein  d'ennui  vers  la 
plaine,  jusqu'au  banc  du  jardin  où  j'attendais  ve- 
nir le  soir  sans  rien  faire.  Pour  parler,  pour  écou- 
ter, pour  écrire,  j'étais  perpétuellement  fatigué. 
Je  lisais  : 

«  ...  Il  voit  devant  lui 
Les  routes  désertes. 
Les  oiseaux  de  la  mer  qui  se  baignent, 
Etendant  leurs  ailes... 
Il  faut  que  j'habite  ici... 
...  On  me  contraint  à  demeurer 
Sous  les  feuillages  de  la  forêt 


24  LES  NOURRITURES  TERRESTRES 

«Sous  le  chêne,  dmis  cette  caverne  souterraine  : 

Froide  est  cette  maison  de  terre  ; 

J'en  suis  loat  lassé. 

Obscurs  sont  les  vallons 

Et  les  hautes  collines, 

Triste  enceinte  de  rameaux 

Couvertes  de  ronces,  — 

Séjour  sans  joie  (i).  » 

Le  sentiment  d'une  plénitude  de  vie,  possible, 
mais  non  encore  obtenue  se  laissait  parfois  perce- 
voir, puis  revenait  encore,  puis  de  plus  en  plus 
obsc'danle.  Ah!  qu'une  baie  de  jour  s'ouvre  enfin, 
criais-je  —  qu'elle  éclate  au  milieu  de  ces  perpé- 
tuelles représailles! 

Il  semblait  que  tout  mon  ôtre  eût  comme  un 
immense  besoin  de  se  retremper  dans  le  neuf.  J'at- 
tendais une  seconde  puberté...  Ah!  refaire  à  mes 
yeux  une  vision  neuve,  —  les  laver  de  la  salissure 
des  livres,  les  rendre  plus  pareils  à  l'azur  qu'ils 
regardent  —  aujourd'hui  complètement  clarifié  par 
les  récentes  pluies... 

Je  tombai  malade  ;  je  voyageai,  je  rencontrai 
Ménalque,  et  ma  convalescence  délicieuse  me  fut 
comme  une  palingénésie.  Je  renaquis  avec  un  être 
neuf,  sous  un  ciel  neuf  et  au  milieu  de  choses  com- 
plètement renouvelées. 

(i)  Th©  Exiles  song  —  cité  et  traduit  par  Taine.  Lit' 
téralure  Anglaise,   I,   3o. 


III 


Nathnnaël  je  te  parlerai  des  attentes. 

J'ai  vu  la  plaine  après  l'été,  attendre  ;  attendre 
un  peu  de  pluie.  La  poussière  des  routes  était  de- 
venue trop  légère  et  chaque  souffle  la  soulevait. 
Ce  n'était  môme  plus  un  désir  ;  c'était  une  ap- 
préhension. La  terre  se  gerçait  de  sécheresse  comme 
pour  plus  d'accueil  de  l'eau.  Les  parfums  des 
fleurs  de  la  lande  devenaient  presque  intolérables. 
Sous  le  soleil  tout  se  pAmait.  Nous  allions  chaque 
après-midi  nous  reposer  sous  la  terrasse,  abrites 
un  peu  de  l'extraordinaire  éclat  du  jour.  C'était 
le  temps  où  les  arbres  à  cônes,  chargés  de  pollen, 
agitent  aisément  leurs  branches  pour  répandre  au 
loin  leur  fécondation.  Le  ciel  s'était  chargé  d'orage 
et  toute  la  nature  attendait.  L'instant  était  d'une 
solennité  trop  oppressante,  car  tous  les  oiseaux 
s'étaient  tus.  Il  monta  de  la  terre  un  souffle  si 
brûlant  que  l'on  crut  défaillir,  et  le  pollen  des 
conifères  sortit  comme  une  fumée  d'or  des  bran- 
ches. —  Puis  il  plut. 

J'ai  vu  le  ciel  frémir  de  l'attente  de  l'aube.  Une 
à   une   les   étoiles  se  fanaient.   Les   prés   étaient 


26  LES  NOURRITURES 

inondés  de  roscv?  ;  l'air  n'avait  que  des  caresses 
glaciales.  Il  sembla  quelque  temps  que  l'indistincte 
vie  voulût  s'attarder  au  sommeil,  et  ma  tète  en- 
core lassée  s'emplissait  de  torpeur.  Je  montai  jus- 
qu'à la  lisière  du  bois  ;  je  m'assis  ;  chaque  bête 
reprit  son  travail  et  sa  joie  dans  la  certitude  que 
le  jour  va  venir,  et  le  mystère  de  la  vie  recommença 
de  s'ébruiter  par  chaque  échancrure  des  feuilles. 
—  Puis  le  jour  vint. 

J'ai  vu  d'autres  aurores  encore.  —  J'ai  vu  l'at- 
tente de  la  nuit... 

Nathanaël,  que  chaque  attente,  en  toi,  ne  soit 
même  pas  un  désir  —  mais  simplement  une  dis- 
position à  l'accueil.  —  Attends  tout  ce  qui  vient  à 
toi  —  mais  ne  désire  que  ce  qui  vient  à  toi.  — 
Ne  désire  que  ce  que  tu  as...  Ck)mprends  qu'à 
chaque  instant  dij  jour  tu  peux  posséder  Dieu  dans 
sa  totalité.  —  Que  Ion  désir  soit  de  l'amour,  et  que 
ta  possession  soit  amoureuse...  car  qu'est-ce  qu'un 
désir  qui  n'est  pas  efficace  ? 

Eh  quoi  !  Nathanaël,  tu  possèdes  Dieu  et  tu  ne 
t'en  étais  pas  aperçu  !  —  Posséder  Dieu,  c'est  le 
voir  ;  mais  on  ne  le  regarde  pas.  Au  détour  d'au- 
cun sentier,  Balaam,  n'as-tu  vu  Dieu,  devant  qui 
s'arrêtait  ton  âne?  —  parce  que  toi  tu  te  l'imagi- 
nais autrement.  —  Mais,  Nathanaël,  il  n'y  a  que 
Dieu  que  l'on  ne  puisse  pas  attendre.  —  Attendre 
Dieu,  Nathanaël,  c'est  ne  comprendre  pas  que  tu  I« 


TERRESTP.ES  27 

possèdes  déih.  —  Ne  dîslinînie  pas  Dieu  du  bonheur 
et  place  tout  ton  bonheur  dans  l'instant. 

J'ai  porté  tout  mon  bien  en  moi,  comme  les 
femmes  de  l'Orient  pâle  sur  elles  leur  complète 
fortune.  A  chaque  petit  instant  de  ma  vie,  j'ai 
pu  sentir  en  moi  la  totalité  de  mon  bien.  Il  était 
fait,  non  par  l'addition  de  beaucoup  de  choses  par- 
ticulières, mais  par  leur  unique  adoration.  J'ai 
constcimment  tenu  tout  mon  bien  en  tout  mon 
pouvoir. 

Regarde  le  soir  comme  si  le  jour  y  devait  mourir  ; 
Et  le  matin  comme  si  toute  chose  y  naissait. 
Que  ta  vision  soit  à  chaque  instant  nouvelle. 
Le  sage  est  celui  qui  s'étonne  de  tout. 

Toute  ta  fatigue  de  tête  vient,  ô  Nathanaël,  de  la 
diversité  de  tes  biens.  ïu  ne  sais  môme  pas  lequel 
entre  tous  tu  préfères  et  tu  ne  comprends  pas  que 
l'unique  bien  c'est  la  vie.  Le  plus  petit  instant  de 
vie  est  plus  fort  que  la  mort,  et  la  nie.  La  mort 
n'est  que  la  permission  d'une  autre  vie  —  pour 
que  tout  soit  sans  cesse  renouvelé  —  afin  qu'au- 
cune forme  de  vie  ne  détienne  cela  plus  de  temps 
qu'il  ne  lui  en  faut  pour  se  dire.  JFIeureux  l'ins- 
tant où  ta  parole  retentit.  Tout  le  reste  du  temps, 
écoute  —  mais  quand  tu  parles,  n'écoute  plus. 

Il  faut,  Nathanaël,  que  tu  brûles  en  toi  tous  les 
livres. 


2^,  LES  NOURRITURES 

RONDE 

POUR    ADORKR    CE   QUE    j'aI    BRULÊ 


Il  y  a  des  livres  qu'on  Ut,   assis  sur  des  petites 

planchettes 
Devant  un  pupitre  d'écolier. 

Il  y  a  des  livres  qu'on  lit  en  marche 
{Et  c'est  aussi  à  cause  de  leur  format)  ; 
Tels  sont  pour  les  forêts,  tels  pour  d'autres  cam- 

[pagnes, 
Et  nohiscum  rusticantur,  dit  Cicéron. 
Il  y  en  a  que  je  lus  en  diligence  ; 
D'autres  couché  au  fond  des  greniers  à  foin. 

Il  y  en  a  pour  faire  croire  qu'on  a  une  âme, 
D'autres  pour  la  désespérer. 
Il  y  en  a  où  l'on  prouve  l'existence  de  Dieu  ; 
D'autres  où  l'on  ne  peut  pas  y  arriver. 

Il  y  en  a  que  l'on  ne  saurait  admettre 
Que  dans  les  bibliothèques  privées  ; 
Il  y  en  a  qui  ont  reçu  les  éloges 
De  beaucoup  de  critiques  autorisés. 

Il  y  en  a  où  il  ii'est  question  que  d'apiculture 
Et  que  certains  trouvent  un  peu  spéciaux  ; 


TERRESTRES  2a 

D'autres  où  il  est  tellement  question  de  la  nature 
Qu'après  ce  n'est  plus  la  peine  de  se  promener. 

Il  y  en  a  que  méprisent  les  sages  Jwmmes 
Mais  qui  excitent  les  petits  enfants. 

Il  y  en  a  qu'on  appelle  des  anthologies 
Et  oà  l'on  a  mis  tout  ce  qu'on  a  dit  de  mieux  sur 

[n'importe  quoi. 
Il  y  en  a  qui  voudraient  vous  faire  aimer  la  vie  ; 
D'autres  après  lesquels  l'auteur  s'est  suicidé. 

Il  y  en  a  qui  sèment  la  haine 

Et  qui  récollent  ce  qu'ils  ont  semé. 

Il  y  en  a  qui  lorsqu'on  les  lit  semblent  luire, 

Chargés  d'extaxe,  délicieux  d'humilité. 

Il  y  en  a  que  l'on  chérit  comme  des  frères 

Plus  purs  et  qui  ont  vécu  mieux  que  nous 

Il  y  en  a  dans  d'extraordinaires  écritures 

Et  qu'on  ne  comprend  pas,  même  quand  on  les 
a  beaucoup  étudiées. 

Nathanaël  I    quand   aurons-nous   brûlé   tous   les 
livres  1 

Il  y  en  a  qui  ne  valent  pas  quatre  sous  ; 
D'autres  qui  valent  des  prix  considérables. 

Il  y  en  a  qui  parlent  de  rois  et  de  reines, 
Et  d'autres,  de  très  pauvres  gens.. 


30  LES  NOURRITURES 

Il  y  en  a  dont  les  paroles  sont  plus  douces 
Que  le  biuH  des  feuilles  à  midi. 

C'eut  un  livre  que  mangea  Jean  à  Patmos, 
Comme  un  rat,  —  mais  moi  j'aime  mieux  les  fram- 

[boises  — 
Ça  lui  a  rempli  d'amertume  les  entrailles 
Et  après  il  a  eu  beaucoup  de  visions. 

Nathanaël  I  quand  aurons-nous  brûlé  tous  les 
livres  1 1 

Il  ne  me  suffit  pas  de  lire  que  les  sables  des 
plages  sont  doux  ;  je  veux  que  mes  pieds  nus  le 
sentent.  Toute  connaissance  que  n'a  pas  précédé 
une  sensation  m'est  inutile. 

Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  doucement  beau  dans 
ce  monde,  sans  désirer  aussitôt  que  toute  ma  ten- 
dresse  le   touche.   Amoureuse   beauté  de   la   terre, 

l'effloraison  de  ta  surface  est  merveilleuse  !  0 

paysage  où  mon  désir  s'est  enfoncé  !  Pays  ouvert 
où  ma  recherche  se  promène  ;  —  allée  de  papyrus 
qui  se  reforme  sur  de  l'eau  ;  roseaux  courbés 
sur  la  rivière  ;  ouvertures  des  clairières  ;  appari- 
tion de  la  plaine  dans  l'embrasure  des  branchages, 
de  la  promesse  illimitée.  Je  me  suis  promené  dans 
les  couloirs  de  roches  ou  de  plantes.  J'ai  vu  se 
dérouler  des  printemps.  —  volubilité  des  phéno- 
mènes. 

De?  ce  jour,  chaque  instant  de  ma  vie  prit  pour 


TERRESTRES  31 

moi  la  saveur  de  Tioiiveaulé  d'un  don  absolument 
ineffable.  Ainsi  je  vécus  dans  une  presque  perpé- 
tuelle slupéfaclion  passionnée.  J'arrivais  très  vite 
à  l'ivresse  et  me  plaisais  à  marcher  dans  une  sorte 
d 'élourdissement. 

Certes,  tout  ce  que  j'ai  rencontré  de  rire  sur  les 
lèvres,  j'ai  voulu  l'embrasser  ;  de  sang  sur  les 
joues,  de  larmes  dans  les  yeux,  j'ai  voulu  le  boire  ; 
mordre  à  la  pulpe  de  tous  les  fruits  que  vers  moi 
penchèrent  des  branches.  A  chnque  auberge  me 
saluait  une  faim  ;  devant  chaque  source  m'atten- 
dait une  soif  —  une  soif,  devant  chacune,  parti- 
culière ;  —  et  j'aurais  voulu  d'autres  mots  pour 
marquer  mes  autres  désirs 

de  marche  où  s'ouvrait  une  route  ; 

de  repos  où  l'ombre  invitait  ; 

de  nage  au  bord  des  eaux  profondes  ; 

d'amour  ou  de  sommeil  au  bord  de  chaque  lit. 

J'ai  porté  hardiment  ma  main  sur  chaque  chose 
et  me  suis  cru  des  droits  sur  chaque  objet  de  mes 
désirs.  —  (Et  -^  ailleurs,  ce  que  nous  souhaitons, 
Nathanaël,  ce  n'est  point  tant  la  possession  que 
il'amour.)  Devant  moi,  ah  !  que  toute  chose  s'irise  ; 
que  toute  beauté  se  revêle  et  se  diapré  de  mon 
amour. 


LIVRE   II 


NOURRITURES  I 

Je  m'attends  à  vous,  nourritures! 
Ma  faim  ne  se  posera  pas  à  mi-route  ; 
Elle  ne  se   taira  que  satisfaite  ; 
Des  momies  n'en  sauraient   venir  h  bout 
Et  de  privations  je  n'ai  jamais  pu  nourrir  que 
mon  âme. 

Satisfactions  I  je  vous  cherche. 

Vous  êtes  belles  eomme  les  aurores  d'été. 

Sources  plus  délicates  au  soir,  délicieuses  à  midi  ; 
eaux  du  petit  matin  glacées  ;  souffles  au  bord  des 
flots  ;  golfes  encombrés  de  mAtures  ;  tiédeur  des 
rives  cadencées.  Oh!  S'il  est  encore  des  routes  vers 
1.1  plaine  ;  les  touffeurs  de  midi  ;  les  breuvages  des 
champs,  et  pour  la  nuit  le  creux  des  meules...  S'il 
est  des  routes  vers  l'orient  ;  des  sillages  sur  les 
mers  aimées  ;  des  jardins  à  Mossoul  ;  des  danses 
ô  Touggourt  ;  des  chants  de  piltre  en  Ilelvétie  ;  — 
S'il  est  des  routes  vers  le  Nord  ;  des  foires  à  Nijni  ; 
des  traîneaux  soulevant  la  neige  ;  des  lacs  gelés..., 
Certes,  Nalhanaël,  ne  s'ennuieront  pas  nos  désirs... 


3G  LES  NOURRITURES 

Des  bateaux  sont  venus  dans  nos  ports  apporter 
les  fruits  mûrs  de  plages  ignorées...  Allons!  allons  I 
déchargez-les  de  leur  faix  un  peu  vile,  que  nous 
puissions  enfin  y  goûter... 

Nourritures  I 

Je  m'attends  à  vous,  nourritures! 

Satisfactions,  je  vous  cherche  ; 

Vous  êtes  belles  comme  les  rires  de  l'été. 

Je  sais  que  je  n'ai  pas  un  désir 

Qui  n'ait  déjà  sa  réponse  apprêtée. 

Chacune  de  mes  faims  attend  sa  récompense. 

Nourritures! 

Je  m'attends  à  vous,  nourritures  1 

Par  tout  l'espace  je  vous  cherche, 

Satisfactions  de  tous  mes  désirs. 


Ce  que  j'ai  connu  de  plus  beau  sur  la  terre, 

Ah  !  Nathanaël  !  c'est  ma  faim. 

Mlle  a  toujours  été  fidèle 

A  tout  ce  qui  toujours  l'attendait. 

Est-ce  de  vin  que  se  grise  le  rossignol  ? 

L'aigle,  de  lait?  —  ou  non  point  de  genièvre  les 

grives  ? 

—  L'aigle  se  grise  de  son  vol.  Le  rossignol 
s'enivre-des  nuits  d'été.  La  plaine  tremble  de  cha- 
leur. Nathanaël,  que  toute  émotion  sache  te  deve- 
nir une  ivresse.  Si  ce  que  tu  manges  ne  te  grise 
pas,  c'osl  que  lu  n'avais  pas  assez  faim. 


TERRESTRES  3^ 

Chaque  action  parfaite  s'accompagne  de  volupté. 
A  cela  tu  connais  que  lu  devais  la  faire.  — Je  n'aime 
point  ceux  qui  se  font  un  mérite  d'avoir  pénible- 
ment œuvré.  Car  si  c'était  pénible,  ils  auraient 
mieux  fait  de  faire  autre  chose.  La  joie  que  l'on 
y  trouve  est  signe  de  l'appropriation  du  travail  et 
la  sincérité  de  mon  plaisir,  Nalhanaël,  m'est  le 
plus  important  des  guides. 

Je  sais  ce  que  mon  corps  peut  désirer  de  volupté 
chaque  jour  et  ce  que  ma  tête  en  supporte.  El  puis 
commencera  mon  sommeil.  Terre  et  ciel  ne  valent 
plus  rien  au  delà. 


Il  y  a  des  maladies  extravagantes 

Qui  consistent  à  vouloir  ce  que  l'on  n'a  pas 

—  Nous  aussi,  dirent-ils,  nous  aussi,  nous  au- 
rons connu  le  lamentable  ennui  de  notre  âme!  — 
De  la  caverne  d'Adiillam,  tu  soupirais,  David,  après 
l'eau  des  citernes.  Tu  disais  :  Oh  1  qui  m'appor- 
tera l'eau  fraîche  qui  jaillit  du  pied  des  murs  de 
Bethléem.  Enfant,  je  m'y  désaltérais  ;  mais  main- 
tenant elle  est  captivç,  cette  eau  que  ma  fièvre 
désire... 

Ne  désire  jamais,  Nathanaël,  regoûter  les  eaux 
du  passé. 

Nathanaël,  ne  cherche  pas,  dans  l'avenir,  à  re- 


38  LES  NOURRITURES 

trouver  jamais  le  passé.   Saisis  de  chaque  instant 

la  nouveauté  irressenihlalile  et  ne  prépare  pas  les 

joies  —  ou  sache  qu'en  son  lieu  préparé  te  sur- 
prendra une  joie  autre. 

Que  n'as-tu  donc  compris  que  tout  bonheur  est 
de  rencontre  et  se  présente  à  toi  dans  chaque  ins- 
tant comme  un  mendiant  sur  ta  route.  Malheur  à 
toi  si  tu  dis  que  ton  bonheur  est  mort  parce  que 
tu  n'avais  pas  rêvé  pareil  à  cela  ton  bonheur  — 
et  que  tu  ne  l'^dmcls  que  conforme  à  tes  vœux. 

Le  rêve  de  demain  est  une  joie  —  mais  la  joie 
de  demain  en  est  une  autre  —  et  rien  Iieureuse- 
ment  ne  ressejuble  au  rêve  qu'on  s'en  était  fait, 
car  c'est  différemment  que  vaut  chaque  chose. 

Je  n'aime  pas  que  vous  me  disiez  :  viens,  je  t'ai 
préparé  telle  joie  ;  je  n'aime  plus  que  les  joies  de 
rencontre,  et  celles  que  ma  voix  fait  jaillir  du  ro- 
cher ;  —  elles  couleront  ainsi  pour  nous,  neuves  et 
fortes,  comme  les  vins  nouveaux  abondent  du 
pressoir. 

Je  n'aime  pas  que  ma  joie  soit  parée,  ni  que  la 
Sulamile  ait  passé  par  des  salles  ;  pour  l'embrasser 
je  n'ai  pas  essuyé  de  ma  bouche  les  taches  que  lea 
grappes  avaient  laissées  ;  après  les  baisers,  j'ai  bu 
du  vin  doux  sans  avoir  rafraîchi  ma  bouche  —  et 
j'ai  mangé  du  miel  de  ruche  avec  sa  cire. 

Nathanaël,  n'apprête  aucune  de  tes  joies. 


TERRESTRES  38 


* 


Ofi  tu  ne  poux  pas  dire  tant  mieux,  dis  :  tant 
pin,  Nathanaël.  Il  y  a  là  de  grandes  promesses  de 
bonheur. 

n  y  en  a  qui  regardent  les  instants  de  bonheur 
comme  donn^  par  Dieu  —  et  les  autres  comme 
donnés  par  Qui  d'autre?... 

Nalhanaël,  ne  dislingue  pas  Dieu  de  ton  bon- 
heur. 

—  Je  ne  peux  pas  plus  être  reconnaissant  à 
«  Dieu  »  de  m 'avoir  créé  que  je  ne  pourrais  lui  en 
vouloir  de  ne  pas  être,  —  si  je  n'étais  pas. 

Nathanaël,  il  ne  faut  parler  de  Dieu  que  naturel- 
lement. 

Je  veux  bien  que  l'existence  une  fois  admise, 
celle  de  la  terre  et  de  l'homme  et  de  moi  paraisse 
naturelle,  mais  ce  qui  confond  mon  intelligence, 
c'est  la  stupeur  de  m'en  apercevoir... 

Certes  j'ai  chanté  moi  aussi  des  cantiques  et  j'ai 
écrit  la 


40  LES  NOURRITURES 

RONDE 

DE3    BELLES    PREUVES    DE    L 'EXISTENCE    DE    DIEU 


Nalhanaël,  je  t'enseignerai  que  les  plus  beaux 
mouvements  poétiques  sont  ceux  sur  les  mille  et 
une  preuves  de  l'existence  de  Dieu.  Tu  comprends, 
n'est-ce  pas,  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  de  les  redire,  ni 
surtout  de  les  redire  simplement  ;  —  et  puis  il  y 
en  a  qui  ne  prouvent  que  l'existence  —  et  ce  qu'il 
nous  faut  c'est  aussi  sa  permanéité. 

Je  sais  bien,  ah!  oui,  qu'il  y  a  l'argument  de 
sairit  Anselme. 

Et  l'apologue  des  parfaites  îles  Fortunées.  — 

Mais  hélas!  hélas,  Nalhanaël,  tout  le  monde  ne 
peut  pas  y  habiter. 

Je  sais  qu'il  y  a  l'assentiment  du  plus  grand 
nombre.  — 
Mais  tu  crois,  toi,  au  petit  nombre  des  élus. 

Il  y  a  bien  la  preuve  par  deux  et  deux  font 
quatre  — 

Mais,  Nathajiaël,  tout  le  monde  ne  sait  pas  bien 
calculer. 

Il  y  a  la  preuve  du  premier  proieur, 
A  cause  de  celui  qui  était  encore  avant  celui-là, 
Nalhanaël,   c'est  fâcheux  que  nous  n'ayons  pas 
'été  là  — 


•terrestres  41 

On  aurait  vu  créer  l'Jwmme  et  la  femme  ; 

Eux  s'élonner  de  n'être  pas  nés  petits  er^fants  ; 

Les  tèdres  de  l'Elhrouz  jaligués  d'être  nés  déjà 
séculaires 

Et  sur  des  monts  déjà  ravinés  par  les  eaux. 

—  Nathanaëlt  avoir  été  là  pour  l'aurore l  —  par 
quelle  paresse  n'élions-nous  pas  déjà  levés?  —  aht 
moi  je  le  demandais  certainement...  Mais  dans  ce 
temps,  l'esprit  de  Dieu  s'éveillait  à  peine,  après 
avoir  dormi  hors  du  temps,  sur  les  eaux.  —  Si 
j'eusse  été  là,  Nathanaël,  je  lui  eusse  demandé  de 
faire  tout  un  peu  plus  vaste  —  et  ne  me  réponds 
pas,  toi,  qu'alors  rien  ne  s'en  serait  aperçu  (i). 

...  Il  y  a  la  preuve  par  les  causes  finales. 

Mais  tous  ne  trouvent  pas  que  la  fin  justifie  les 
moyens. 

Il  y  en  a  qui  prouvent  Dieu  par  l'amour  que  l'on 
sent  pour  lui.  —  Voilà  pourquoi,  Nathanaël,  pour 
moi,  j'ai  nommé  Dieu  tout  ce  que  j'aime,  et  que 
j'ai  voulu  tout  aimer.  —  iVe  crains  pas  que  je  t'énu- 
jnère...  d'ailleurs  je  ne  commencerais  pas  par  toi  ; 
j'ai  préféré  bien  des  choses  aux  hommes  et  ce  ne 
sont  pas  eux  que  j'ai  surtout  aimés  sur  la  terre... 
Car  ne  t'y  méprends  pas,  Nathanaël,  ce  que  j'ai  de 
plus  fort  en  moi,  ce  n'est  certes  pas  la  bonté,  —  ni 


(i)  «  Je  peux  parfaitement  concevoir  un  autre  monde, 
dit  Alcide,  où  deux  et  deux   ne  feraient  point  quatre,   a 
«  Parbleu,  je  vous  en  défie  bien  »,  dit  MénaJque. 


42  LES  NOURRITURES 

je  crois  non  pins  de  meilleur  —  et  ce  n'est  pns  non 
pins  In  bonté  que  j'eslime  surtout  chez  les  hommes. 
!\nlhanaël,  préfère-leur  ton  Dieu...  Moi  aussi  j'ai  SU. 
louer  Dieu,  j'ai  chanté  pour  Lui  des  canti(]nes,  — 
et  je  crois  même  ce  faisant  l'avoir  parfois  un  peu 
surfait. 

—  «  Cela  t'amuse-l-il  tant,  me  dit-il,  d'édifier 
ainsi  des  systèmes  ?  » 

—  «  Rien  ne  m'amuse  plus  qu'une  éthique, 
répondis-je,  et  je  m'y  contente  l'esprit.  Je  ne 
goûte  pas  une  joie  que  je  ne  l'y  .veuille  attachée.  » 

—  «  Cela  raiigmenle-t-ij  ? 

—  «  Non,  dis-je,  cola  me  la  légitime.  » 

Certes,  il  m'a  plu  souvent  qu'une  doctrine  et 
môme  qu'un  système  complet  d'"  pensées  ordonnées 
justifiât  à  moi-même  mes  actes  ;  mais  parfois  je 
ne  l'ai  pu  considérer  que  comme  l'abri  de  ma  sen- 
sualité. 


Toute  chose  vient  en  son  temps,  Nalhanaël  ; 
chacune  naît  de  son  besoin,  et  n'est  pour  ainsi 
dire  qu'un  besoin  extériorisé. 

J'avais  besoin  d'un  poumon,  m'a  dit  l'arbre  : 
alors  ma  sève  est  devenue  feuille,  afin  d'y  pouvoir 
respirer.  Puis  quand  j'eus  re>piié,  ma  feuille  est 
tombée,  et  je  n'en  suis  pas  mort...  Mon  fruit  con- 
tient toute  ma  pensée  sur  la  vie. 


TERRESTRES  43 

Nalhanaël,  ne  crains  pas  que  j'abuse  de  cette 
forme  d'apologue,  car  je  ne  l'approuve  pas  beau- 
coup. Je  ne  veux  l'enseigner  d'autre  sagesse  que 
la  vie.  Car  c'est  un  grand  souci  que  de  penser.  Je 
me  suis  fatigué  quand  j'étais  jeune  à  suivre  au 
loin  les  suites  de  mes  actes  et  je  n'étais  sûr  de  no 
plus  pécher  qu'à  force  de  ne  plus  agir. 

Puis  j'écrivis  :  Je  ne  dus  le  salut  de  ma  chair 
qu'à  l'irrémédiable  empoisonnement  de  mon  âme 
—  puis  je  ne  compris  plus  du  tout  ce  que  j'avaii 
voulu  dire  par  là. 

Nalhanaël,  je  ne  crois  plus  au  péché. 

Mais  lu  comprendras  que  ce  n'est  qu'avec  beau- 
coup de  joie  qu'im  peu  de  droit  à  la  pensée 
s'achète.  —  L'homme  qui  se  dit  heureux  et  qui 
pense,  celui-là  sera  appelé  vraiment  fort. 


Nalhanaël,  le  malheur  de  chacun  vient  de  ce  que 
c'est  toujours  chacun  qui  regarde  et  qu'il  s'importa 
toujours  plus  que  les  choses.  Ce  n'est  pas  pour 
nous,  c'est  pour  elle  que  chaque  chose  est  impor- 
tante. Que  ton  œil  soit  la  chose  regardée. 

...  Nalhanaël!  je  ne  peux  plus  commencer  un 
seul  vers,  sans  que  ton  nom  délicieux  y  revienne... 

Nalhanaël,  je  voudrais  te  faire  naître  à  la  vie... 


U  LES  NOURRITURES 

Nathanaël  —  est-ce  que  tu  comprends  assez  le 
pathétique  de  mes  paroles  ?  —  Je  voudrais  m'ap- 
procher  de  loi  plus  encore... 

Et  comme,  pour  le  ressusciter,  Elisée,  sur  le 
fils  de  la  Sunamite  —  «  la  bouche  sur  sa  bouche, 
et  les  yeux  sur  ses  yeux  —  et  les  mains  sur  ses 
mains  —  s'étendit  »,  mon  grand  cœur  rayonnant 
contre  ton  âme  encore  tériébreuse,  m 'étendre  sur 
toi  tout  entier,  ma  bouche  sur  ta  bouche,  et  mon 
front  sur  ton  front,  tes  mains  froides  dans  mes 
mains  brûlantes,  et  mon  cœur  palpitant...  «  Et 
la  chair  de  l'enfant  se  réchauffa  »,  est-il  écrit... 
Afin  que  dans  la  volupté  tu  t'éveilles  —  puis  me 
laisses  —  pour  une  vie  palpitante  et  déréglée.  — 
Nathanaël,  voici  toute  la  chaleur  de  mon  âme  — 
emporte-la.  Nathanaël,  je  veux  l'apprendre  la  fer- 
veur. 

Nathanaël  —  car  ne  demeure  pas  auprès  de  ce 
qui  te  ressemble  ;  —  ne  demeure  jamais,  Nathanaël. 
—  Dès  qu'un  environ  a  pris  ta  ressemblance,  ou 
que  toi  tu  t'es  fait  semblable  à  l'environ  —  il  n'est 
plus  pour  toi  profitable.  Il  te  faut  le  quitter.  Rien 
n'est  plus  dangereux  pour  toi  que  ta  famille,  que 
ta  chambre,  que  ton  passé...  Ne  prends  de  chaque 
chose  que  leur  éducation  ;  et  que  la  volupté  qui  te 
vient  d'elles  les  épuise. 

Nathanaël,  je  te  parlerai  des  instants...  As-tu 
compris  de  quelle  force  est  leur  présence?...  Une 


TERRESTRES  45 

pas  assez  constanle  pensée  de  la  mort  n'a  donné 
pas  assez  de  prix  au  plus  petit  instant  de  ta  vie... 
Et  ne  cqmprends-tu  pas  que  chaque  instant  ne 
prendrait  pas  cet  éclat  admirable,  sinon  détaché 
pour  ainsi  dire  sur  le  fond  très  obscur  de  la  mort  ? 
—  Je  ne  chercherais  plus  à  rien  faire,  s'il 
m'était  dit,  s'il  m'était  prouvé,  que  j'ai  pour  cela 
tout  le  temps  ;  —  je  me  reposerais  d'abord  d'avoir 
voulu  commencer  quelque  chose,  ayant  le  temps 
de  faire  aussi  toutes  les  autres.  Ce  que  je  ferais  ne 
serait  jamais  que  n'iifiporte  quoi...  s'il  ne  m'était 
prouvé  que,  au  moins,  celte  forme  de  vie  doit  finir 
—  et  que  je  m'en  reposerai,  l'ayant  vécue,  dans  un 
sommeil  un  peu  plus  profond,  un  peu  plus  ou- 
blieux que  celui  que  j'attends  de  chaque  nuit... 


Et  je  pris  ainsi  l'habitude  de  séparer  chaque  ins- 
tant de  ma  vie,  pour  une  totalité  de  joie,  isolée  — 
pour  y  concentrer  subitement  toute  une  particu- 
larité de  bonheur...  tellement,  que  je  ne  me  recon- 
naissais plus  dès  le  plus  voisin  souvenir. 


Il  y  a  un  ^and  plaisir,  Nathanaël,  à  déjà  tout 
simplement  affirmer  : 

Le  fruit  du  palmier  s'appelle  datte  —  et  c'est  un 
mets  délicieux. 

Le  vin  du  palmier  s'appelle  lagmy  ;  c'en  est  la 


46  LES  NOURRITURES 

sève  fermentée  ;  les  Arabes  s'en  grisent  et  je  ne 
l'aime  pas  hwaiicoiip.  C'est  une  coupe  de  lagmy 
que  m'offrit  ce  berger  kabyle  dans  lea  beaux  jar- 
dins de  Ouardi. 


—  j'ai  trouvé  ce  matin,  dans  une  allée  des 
Sources,  m'y  promenant,  un  champignon  étrange. 

C'était,  enveloppé  d'une  gaine  blanche,  comme 
un  fruit  de  magnolia  rougpe-orange,  avec  de  ré- 
guliers dessins  gris  de  cendre  qu'on  comprenait 
formés  de  poussière  sporagineuse,  issue  de  l'inté- 
rieur. Je  l'ouvris  ;  il  était  plein  d'une  matière 
boueuse,  au  centre  formant  gelée  claire  ;  il  en  sor- 
tait une  nauséabonde  odeur. 

Autour  de  lui,  d'autres  champignons  plus  ou- 
verts n'étaient  plus  que  comme  ces  fongosités 
aplaties  qu'on  voit  sur  le  tronc  des  vieux  arbres. 

—  (J'écrivais  cela  avant  de  partir  pour  Tunis  — 
et  je  le  copie  ici  pour  le  montrer  quelle  impor- 
tance prenait  pour  moi  chaque  chose  aussitôt  que 
j(>  la  regardais.) 

Honfleur  {dans  la  rue). 

Et  par  moments  il  me  semblait  que  les  autres, 
autour  de  moi,  ne  sagitnient  que  pour  augmenter 
en   naoi  lo  ssotirocnt  de  Boa  vie  personnage. 


TERRESTRES  47 


Hier  j'étais  ici  —  aujourd'hui  je  suis  là 
Mon  Dieul  que  me  font  tous  ceux-là 
Qui  disent,  qui  disent,  qui  disent  : 
Hier  j'étais  ici,  aujourd'hui  je  suis  là... 

Je  sais  des  jours  où  me  répéter  que  deux  et 
deux  faisaient  encore  quatre  suffisait  à  m 'emplir 
d'une  certaine  béatitude  —  et  la  seule  vue  de  mon 
poing  sur  la  table... 

et  d'autres  jours  où  cela  m'était  complètement 
égal. 


LIVRE  III 


'  Villa  Borghèse. 

Dans  cette  vasque...  (pénombre)...  chaque  goutte, 
chaque  rayon,  chaque  être,  s'y  mourait  avec  vo- 
lupté. 

Volupté  I  Ce  mot  je  voudrais  le  redire  sans  cesse  ; 
je  le  voudrais  synonyme  de  bien-être,  et  même  qu'il 
suffît  de  dire  être,  simplement. 

Âh  !  que  Dieu  n'ait  pas  créé  le  monde  en  vue 
simplement  de  cela,  c'est  ce  qu'on  ne  parvient  à 
comprendre  qu'en  se  disant...  etc. 


...  C'est  un  lieu  de  fraîcheur  exquise,  où  le  charmé 
de  dormir  est  si  grand  qu'il  semblait  jusqu'alors 
inconnu, 

...  Et  là,  des  nourritures  délicieuses  attendaient 
que  nous  en  eussions  faim. 

Adriatique  (3  h.  du  mntin). 

Le  chant  de  ces  marins  dans  les  cordages  m'im- 
portune... 


52  LES  NOURRITURES 

Oh  !  si  tu  savais,  si  tu  savais,  terre  excessive- 
ment vieille  et  si  jeune,  le  goût  amer  et  doux,  le 
goût  délicieux  qu'a  la  vie  si  brève  de  l'homme... 

Si  tu  savais,  éternelle  idée  de  l'apparence,  ce 
que  la  proche  attente  de  la  mort  donne  de  valeur  à 
l'instant  ! 

O  printemps!  les  plantes  qui  ne  vivent  qu'un  an 
ont  leurs  fragiles  fleurs  plus  pressées  ;  —  Ihomme 
n'a  qu'un  printemps  dans  la  vie  et  le  souvenir 
d'une  joie  n'est  pas  une  nouvelle  approche  du 
bonheur. 

Colline  de  Fiesole. 

Belle  Florence,  ville  d'étude  grave,  de  luxe  et 
de  fleurs  ;  surtout  sérieuse  ;  grain  de  myrte  et  cou- 
ronne de  «  svelte  laurier  ». 

Colline  de  Vincigliata.  Là  j'ai  vu  pour  la  pre- 
mière fois  les  nuages,  dans  l'azur,  se  dissoudre  ; 
je  m'en  étonnai  beaucoup  ne  pensant  pas  qu'ils 
pussent  ainsi  se  résorber  dans  le  ciel  —  croyant 
qu'ils  duraient  jusqu'à  la  pluie  et  ne  pouvaient  que 
s'épaissir.  Mais  non  :  j'en  observais  tous  les  flo- 
cons un  à  un  disparaître  ;  —  il  ne  restait  plus  que 
de  l'azur.  C'était  une  mort  merveilleuse  ;  un  éva- 
nouissement^en  plein  soleil, 

Rome,  Monte  Pincio. 

Ce  qui  fit  ma  joie  ce  jour-là,  c'est  quelque  chose 
comme  l'amour  —  et  ce  n'est  pas  l'amour  —  ou  du 


TERRESTRES  «3 

moins  pas  celui  dont  parlent  et  que  cherchent  les 
hommes.  —  Et  ce  n'est  pas  non  phis  le  sentiment 
de  la  beauté.  Il  ne  venait  pas  d'une  femme  ;  il  ne 
venait  pas  non  plus  de  ma  pensée.  Écrirai-je,  et 
me  comprendras-tu  si  je  dis  que  ce  n'élait  ^à  que 
la  simple  exaltation  de  la  LUMIÈRE  ? 

J'étais  assis  dans  ce  jardin  ;  je  ne  voyais  pas  le 
soleil  ;  mais  l'air  brillait  de  lumière  diffuse,  — 
comme  si  l'azur  du  ciel  devenait  liquide  et  pleu- 
vait. Oui  vraiment,  il  y  avait  des  ondes,  des  remous 
de  lumière  ;  sut  la  mousse  des  étincelles  comme 
des  gouttes  ;  oui  vraiment,  dans  cette  grande  allée 
on  eût  dit  qu'il  coulait  de  la  lumière,  et  des  écumes 
dorées  restaient  au  bout  des  branches  parmi  ce 
ruissellement  de  rayons. 


Naples  ;  petite  boutique  du  coiffeur  devant  la 
mer  et  le  soleil.  Quais  de  chaleur;  stores  qu'on 
soulève  pour  entrer.  On  s'abandonne.  Est-ce  que 
cela  va  durer  longtemps  ?  Quiétude.  Gouttes  de 
sueur  aux  tempes.  Frisson  de  la  mousse  de  savon 
sur  les  joues.  Et  lui  qui  raffine  après  qu'il  a  rasé, 
rase  encore  avec  un  rasoir  plus  habile  et  s'aidant  à 
présent  d'une  petite  éponge  imbibée  d'eau  tiède, 
qui  amollit  la  peau,  relève  la  lèvre...  Puis  avec  une, 
douce  eau  parfumée,  il  lave  la  brûlure  laissée  ;  puis 
avec  un  onguent,  calme  encore...  et  pour  ne  bougCiT 
pas  encore,  je  me  fais  couper  les  cheveui. 


U  LES  NOURRITURES 


'Amalfi  (.dans  la  nuit). 

Il  y  a  des  attentes  -nocturnes 
d'on  ne  sait  encore  quel  amour. 

Petite  chambre  au-dessus  de  la  mer  ;  m'a  réveillé 
la  trop  grande  clarté  de  la  lune,  de  la  lune  au- 
dessus  de  la  mer. 

Quand  je  m'approchai  de  la  fenêtre,  je  croyais 
que  c'était  l'aube  et  que  j'allais  voir  se  lever  le 
soleil...  Mais  non...  (chose  déjà  pleine^t  parfaite- 
ment accomplie)  —  l.*  lunk  —  douce,  douce,  douce 
comme  pour  l'accneil  d'Hélène  au  second  Faust. 
Mer  déserte.  Villa^'e  mort.  Un  chien  hurle  dans  la 
nuit...  Loquet  à  des  fenêtres. 

Pas  de  place  pour  l'homme.  Ne  plus  comprendre 
comment  tout  cela  va  se  réveiUer.  Désolation 
excessive  du  chien.  Le  jour  n'aura  plus  lieu.  Im- 
possibilité de  dormir.  Est-ce  que  tu  feras...  (ceci 
ou  cela)  :  sortiras-tu  dans  le  jardin  désert?  —  des- 
cendras-tu vers  la  plage,  t'y  laver  ?  —  iras-tu 
cueillir  des  oranges,  qui  semblent  grises  sous  la 
lune...  ?  d'une  caresse,  consoleras-tu  le  chien  ?  — 
(Tant  de  fois  j'ai  senti  la  nature  réclamer  de  moi 
un  geste,  et  je  n'ai  pas  su  lequel  lui  donner).,. 
Attendre  le  sommeil  qui  ne  va  pas  venir... 


TERRESTHES  S5 


Un  enfant  m'a  suivi  dans  ce  jardin  entouré  de 
muTS,  s'accrochant  à  la  branche  qui  frôlait  l'es- 
calier ;  l'escalier  menait  à  des  terrasses  ;  longeant 
ce  jardin  ;  l'on  n'y  paraissait  pas  pouvoir  entrer. 

O  petite  figure  que  j'ai  caressée  sous  les  feuilles 

—  jamais  assez  d'ombre  n'aura  pu  voiler  ton  éclat 

—  et  l'ombre  des  boucles  sur  ton  front  paraît  tou- 
jours encore  plus  sombre. 

Je  descendrai  dans  ce  jardin,  me  pendant  aux 
lianes  et  aux  branches  —  et  sangloterai  de  ten- 
dresse sous  ces  bosquets  plus  pleins  de  chants 
qu'une  volière  —  jusqu'à  l'approche  du  soir,  jus- 
qu'à l'annonce  de  la  nuit  qui  dorera,  puis  appro- 
fondira  l'eau   mystérieuse   des   fontaines. 

Et  les  corps  délicats  épousés  sous  les  branches. 

...  J'ai  touché  d'un  doigt  délicat  sa  peau  nacrée... 

Je  voyais  ses  pieds  délicats 

qui  posaient  sans  bruit  sur  le  sable... 

Syracuse. 

Barque  à  fond  plat  ;  ciel  bas,  qui  parfois  descen- 
dait jusqu'à  nous  en  pluie  tiède  ;  —  odeur  de  vase 
des  plantes  d'eau,  froissement  des  tiges. 

La  profondeur  de  l'eau  dissimule  l'abondant 
jaillissement  de  cette  source  bleue.  Aucun  bruit  ; 
c'est,  dans  cette  campagne  solitaire,  dans  cette 
naturelle  vasque  évasée,  comme  une  éclosion  d'eau 
entre  les  papyrui, 


56  LES  NOURRITURES 


Tunis. 

Dans  tout  l'azur,  rien  que  ce  qu'il  fallait  de 
blanc  pour  une  voile,  —  de  vert  pour  son  ombre 
dans  l'eau. 

La  nuit.  —  Bapues  qui  luisent  dans  l'ombre.  — 
Clartés  de  la  lune  où  l'on  erre.  Pensées  différentes 
de  celles  du  jour. 

Néfaste  clarté  de  la  lune  au  désert.  —  Les  démons 
rôdeurs  des  cimetières.  —  Les  pieds  nus  sur  les 
dalles  bleues. 

Malte. 

Extraordinaire  ivresse  des  crépuscules  d'été  sur 
les  places,  quand  il  fait  encore  très  clair  et  que 
pourtant  on  n'a  plus  d'ombres.  —  Exaltation  très 
spéciale. 

Nathanaël,  je  te  raconterai  les  plus  beaux  jar: 
dins  que  j'aie  vus  : 

A  Florence  on  vendait  des  roses  :  certains  jours 
la  ville  tout  entière  embaumait.  Je  me  promenais 
chaque  soir  aux  Cascine  et  le  dimanche  aux  jar- 
dins Boboli  sans  fleurs. 

A  Séville,  il  y  a,  près  de  la  Giralda,  une  an- 
cienne COUT  de  mosquée  ;  des  orangers  y  poussent 


TERRESTRES  57 

par  places,  symétriques  ;  le  reste  de  la  cour  est 
dallé  ;  les  jours  de  grand  soleil,  on  n'y  a  qu'une 
petite  ombre  restreinte  ;  c'est  une  cour  carrée, 
entourée  de  murs  ;  elle  est  d'une  grande  beauté  ; 
je  ne  sais  pas  t'expliquer  pourquoi. 

Hors  de  la  ville,  dans  un  énorme  jardin  clos  de 
grilles,  croissent  beaucoup  d'arbres  des  pays 
chauds  ;  je  n'y  suis  pas  entré,  mais,  à  travers  les 
grilles,  j'ai  regardé  ;  j'ai  vu  courir  des  pintades  et 
j'ai  pensé  qu'il  y  avait  là  beaucoup  d'animaux 
apprivoisés. 

Que  le  dirais-je  de  l'Alcazar?  jardin  semblant 
de  merveille  persane  ;  je  crois,  en  t'en  parlant,  que 
je  le  préfère  à  tous  les  autres.  Jy  pense,  en  reli- 
sant Hafiz  : 

«  Apportez-moi  du  vin  —  Que  je  tache  ma  robe  !  — 
Car  je  chancelle  d'amour  —  Et  l'on  m'appelle 
sage...  » 

Des  jeux  d'eau  sont  préparés  dans  les  allées  ;  les 
allées  sont  dallées  de  marbre,  bordées  de  myrtes 
et  de  cyprès.  Des  deux  côtés  sont  des  bassins  de 
marbre,  oià  les  amantes  du  roi  se  lavaient.  On  n'y 
voit  d'autres  fleurs  que  des  roses,  des  narcisses  et 
des  fleurs  de  laurier.  Au  fond  du  jardin,  il  y  a  un 
arbre  gigantesque,  où  l'on  se  figure  un  bulbul 
épingle.  Près  du  palais,  d'autres  bassins  de  très 
mauvais  goût  rappellent  ceux  des  cours  de  la  Ré- 
sidence à  Munich,  où  il  y  a  des  statues  faites  tout 
en  coquilles. 


58  LES  NOURRITURES 

C'est  dans  les  jardins  royaux  de  Munich  que 
j'allai,  un  printemps,  goûter  les  glaces  à  l'herbe 
de  mai,  près  d'uae  obstinée  musique  militaire 
Un  public  inélégant,  mais  mélomane.  —  Le  soir 
s'enchantait  de  pathétiques  rossignols.  Leur  chant 
m'alanguissait,  comme  celui  d'une  poésie  alle- 
mande. —  Il  est  une  certaine  intensité  de  délices 
que  l'homme  peut  à  peine  dépasser  —  et  non  sans 
larmes.  Les  délices  mêmes  de  ces  jardins  me  fai- 
saient presque  douloureusement  songer  que  j'au- 
rais aussi  bien  pu  être  ailleurs.  —  C'est  pendant 
cet  été  que  j'appris  à  jouir  plus  particulièrement 
des  tenipéralnrcs.  Les  paupières  sont  admirable- 
ment aptes  à  cela.  Je  me  souviens  d'une  nuit  en 
wagon  que  je  passai  devant  la  fenêtre  ouverte, 
uniquement  occupé  à  goûter  l'attouchement  du 
eouflle  plus  frais  ;  je  fermais  les  yeux,  non  pour  dor- 
mir, mais  pour  cela.  La  chaleur  avait  été,  durant 
tout  le  jour,  étouffante  et,  ce  soir,  l'air  encore  très 
tiède  pourtant  paraissait  frais  et  liquide  à  mes 
paupières  enflammées. 

A  Grenade,  les  terrasses  du  Généraliffe,  plantées 
de  lauriers  roses,  n'étaient  pns  fleuries  lorsque  je 
les  vis  ;  —  ni  le  Campo  Santo  de  Pise  ;  ni  le  petit 
cloître  de  Saint-Marc,  que  j'auijii'»  souhaité  plein 
de  roses...  Mais  à  Rome,  le  Monte  Pircio,  je  l'ai 
vu  dans  la  plus  belle  saison.  Durant  les  après- 
midi  accnblanles,  on  y  venait  chercher  de  la  fraî- 
cheur. Demeurant  auprès,  je  m'y  promenais  chaque 
jour.  J'étais  malade  et  ne  pouvais  penser  .'i  rien  j 


TERRESTRES  59 

la  nature  me  pénétrait  ;  aidé  par  un  trouble  des 
nerfs,  je  ne  sentais  parfois  plus  à  mon  corps  do 
limites  ;  il  se  continuait  plus  loin  ;  ou  parfois, 
voluptueusement,  devenait  poreux  comme  un 
sucre  ;  je  fondais.  —  Du  banc  de  pierre  où  j'étais 
assis,  l'on  cessait  de  voir  Rome  qui  m'exténuait  ; 
on  dominait  les  jardins  Borghèse,  dont  le  contrebas 
mettait  au  niveau  de  mes  pas  les  cimes  un  peu 
lointaines  des  plus  hauts  pins...  0  terrasses!  Ter- 
rasses, d'oîi  l'espace  s'est  élancé.  Le  vent  sur  les 
ramures  dominées...  0  navifration  aérienne!... 

J'aurais  voulu,  la  ntiit,  rôder  dans  les  jardins 
Farnèsp  ;  mais  on  n'y  laisse  pas  pénétrer...  Admi- 
rables végétal  ions  sur  ces  ruines  dissimulées. 

A  Naples,  il  y  a  des  jardins  bas  qui  suivent  la 
laer  comme  un  quai  et  lassent  entrer  le  soleil. 

A  Nîmes,  la  Fontaine,  pleine  d'eaux  claires  ca- 
nalisées. 

A  .Montpellier,  le  jardin  botanique.  Je  me  sou- 
viens qu'avec  Ambroise,  un  soir,  comme  aux  jar- 
dins d'Académus,  nous  nous  assîmes  sur  une 
tombe  ancienne,  qui  y  est  tout  entourée  de  cyprès  ; 
et  nous  causions  lentement  en  mâchant  des  pétales 
de  roses. 

Nous  avons,  une  nuit,  vu,  du  Pérou,  la  mer 
lointaine  et  que  la  lune  argentait  ;  auprès  de  nous 
s'ébruitaient  les  cascades  du  chnteau  d'eau  de  la 
ville  ;  des  cygnes  noirs  frangés  de  blanc  nageaient 
sur  le  bassin  tranquille. 


60  LES  NOURRITURES 

A  Malte,  dans  les  jardins  du  résident,  je  vins 
lire  ;  il  y  avait  à  Civita  Vecchia  un  bois  très  petit 
de  citronniers  ;  on  l'appelait  «  il  Boschetto  »  ; 
nous  nous  y  plumes  ;  et  nous  mordîmes  des  ci- 
trons mArs  dont  la  saveur  premif^re  est  d'une 
acidité  intolérable,  mais  qui  laisse  après  dans  la 
bouche  un  arôme  rafraîchissant.  Nous  en  avons 
mordu  aussi,  à  Syracuse,  dans  les  cruelles  Lato- 
mies. 

Dans  le  parc  de  La  Haye  circulent  des  daims 
point  trop  sauvages. 

Du  jardin  d'Avranches  on  voit  le  Mont-Saint- 
Michel,  et  les  sables  lointains,  au  soir,  semblent 
une  matière  embrasée.  —  Il  y  a  de  très  petites 
villes  qui  ont  des  jardins  charmants  ;  on  oublie  la 
ville  ;  on  oublie  son  nom  ;  on  souhaite  revoir  le 
jardin,  mais  on  ne  sait  plus  y  revenir. 

Je  rêve  aux  jardins  de  Mossoul  ;  on  m'a  dit  qu'ils 
sont  pleins  de  roses.  Ceux  de  Nashpur,  Omar  les 
a  chantés,  et  Hafiz  les  jardins  de  Shiraz  ;  nous  ne 
verrons  pas  les  jardins  de  Nashpur. 

Mais  à  Biskra  je  connais  les  jardins  de  Ouardi. 
Des  enfants  y  gardent  les  chèvres. 

A  Tunis,  il  n'y  a  pas  d'autre  jardin  que  le  cime- 
tière. A  Alger,  au  Jardin  d'Essai  (des  palmiers 
de  toute  espèce),  j'ai  mangé  des  fruits  que  je  n'avais 
auparavant  jamais  vus.  —  Et  de  Blidah  !  Nalhnnaël, 
que  te  dirai-je  ? 

Ah!  douce  est  l'herbe  du  Sahol  ;  —  et  tes  fleurs 
d'orangers  !  et  tes  ombres  1  suaves  les  odeurs  de 


TEMŒSTRES  6Ï 

les  jnrdins...  Blidnh!  Blidah  !  petite  rose  I  au  d(^but 
de  l'hiver,  je  t'avais  méconnue.  —  Ton  bois  sacre 
n'avait  de  feuilles  que  celles  qu'un  printemps  ne 
renouvelle  pas  ;  et  tes  glycines  et  tes  lianes  sem- 
blaient des  sarments  pour  la  flamme.  La  neige  des- 
cendue des  montagnes  t'approchait  ;  je  ne  pouvais 
me  rôchouffor  dans  ma  chambre,  et  moins  encore 
dans  tes  jardins  pluvieux.  Je  lisais  la  Doctrine  de 
la  Science  de  Fichte  et  me  sentais  redevenir  reli- 
gieux. J'étais  doux  ;  je  disais  qu'il  faut  se  résigner 
à  sa  tristesse  et  je  tachais  à  faire  de  tout  cela  de  la 
vertu.  —  Maintenant,  j'ai  secoué  là-dessus  la  pous- 
sière de  mes  sandales  ;  qui  sait  où  le  vent  l'a 
portée  ?  —  poussière  du  désert  où  j'ai  rôdé  comme 
un  prophète  ;  —  pierre  trop  aride  effritée  ;  —  à 
mes  pieds  elle  fût  brûlante  (car  le  soleil  l'avait 
énormément  chauffée).  —  Dans  l'herbe  du  Sahel, 
à  présent,  que  mes  pieds  se  reposent!  Que  toutes 
nos  paroles  soient  d'amour! 

Blidah  !  Blidah  !  fleur  du  Sahel  !  petite  rose  !  Je 
t'ai  vue  tiède  et  parfumée,  pleine  de  feuilles  et  de 
roses.  La  neige  de  l'hiver  avait  fui.  Dans  ton  jardin 
sacré  luisait  mystiquement  la  mosquée  blanche  et 
la  liane  ployait  sous  les  fleurs.  Un  olivier  dispa- 
raissait sous  les  guirlandes  qu'une  glycine  lui 
faisait.  L'air  suave  apportait  le  parfum  qui  s'éle- 
vait des  fleurs  d'orangers  et  même  les  mandari- 
niers grêles  embaumaient.  Du  plus  haut  de  leurs 
hautes  branches,  les  eucalyptus  délivrés  laissaient 
tomber  leur  vieille  écorce  ;  elle  pendait,  protection 


es  i-liS  NOURRITURES 

iisée  comme  un  habit  que  le  soleil  fait  inulile, 
comme  ma  vieille  morale  qui  ne  valait  que  pour 
l'hiver. 

PAidah. 

Les  tiges  énormes  du  fenouil  (l'écîat  de  leur 
floraison  d'or  verdi,  sous  la  lumière  d'or  ou  sous 
les  feuilles  azurt'-es  des  eucalyptus  immobiles)  —  ce 
matin  de  premier  été,  sur  la  route  que  nous  sui- 
vons dans  le  Sahel,  elles  étaient  d'une  splendeur 
incomparable. 

...  El  les  eucalyptus  étonnés  ou  tranquilles. 

—  Participation  de  chnque  chose  à  la  nature  ; 
impossibilité  d'en  sortir.  Lois  physiques  envrlop- 
pantcs.  Wagon  s'élançanl  dans  la  nuit  ;  au  matin 
il  se  couvre  de  rosée. 

A  horâ. 

...  Que  de  nuits,  ah!  vitre  ronde  de  ma  cabine, 
hublot  fermé,  —  que  de  nuits  j'ai  regardé  vers  toi, 
de  ma  couchette,  en  me  disant  :  Voici,  quand  cet 
œil  blanchira,  ce  sera  l'aube  ;  alors  je  me  lèverai 
et  je  secouerai  mon  malaise  ;  et  l'aube  lavera  la 
mer  ;  et  nous  aborderons  à  la  terre  inconnue.  — 
L'aube  est  venue  sans  que  la  mer  en  soit  calmée, 
la  terre  était  encore  lointaine  et  sur  la  face  mobile 
des  eaux  chancelait  toute  ma  pensée. 

Le  malaise  des  flots  dont  toute  la  chair  ee  sou- 


TERRESTRES  63 

vient.  —  AccTôcherai-jp  \ine  pcns(''e  à  celte  hrine 
vacillante?  pensai-je.  Lames,  ne  verrai-je  que  l'eau 
6'éparpiller  au  vent  du  soir  i*  —  Je  sème  mon 
amour  sur  la  vague  ;  ma  pensde  sur  la  stérile 
plaine  des  flots.  —  Mon  amour  plonge  dans  les 
Ilots  qui  se  siiivent  et  se  ressemblent.  Ils  passent 
et  l'œil  ne  les  reconnaît  plus.  —  Mer  informe  et 
toujours  agitée  ;  loin  des  hommes,  tes  flots  se 
taisent  ;  rien  ne  s'oppose  à  leur  fluidité  ;  mais  nul 
ne  peut  entendre  leur  silence  ;  sur  la  plus  frêle 
chaloupe,  déjà  se  heurtent-ils,  et  leur  bruit  nous 
fait  croire  que  la  tempête  est  bruyante.  Les  grandes 
vagues  avancent  et  se  succèdent  sans  aucun  bruit. 
Elles  se  suivent,  et  chacune  soulève  à  son  tour  la 
même  goutte  d'eau,  sans  presque  la  déplacer.  Seule 
leur  forme  se  promène  ;  l'eau  se  prête,  et  les 
quitte,  et  ne  les  accompagne  jamais.  Toute  forme 
ne  prend  que  pour  bien  peu  d'instants  le  même 
élre  ;  à  travers  chacun,  elle  continue,  puis  le  laisse, 
^îon  âme  I  ne  t'attache  à  aucune  pensée.  Jette 
chaque  pensée  au  vent  du  large  qui  te  l'enlève  ; 
tu  ne  la  porteras  jamais  toi-même  jusqu'aux  cieux. 

Mobilité  des  flots,  c'est  vous  qui  fîtes  si  chan- 
celante ma  pensée  1  tu  ne  bâtiras  rien  sur  la  vague. 
Elle  s'échappe  sous  chaque  poids. 

Le  doux  port  viendra-t-il,  après  ces  découra- 
geantes dérives,  ces  errements  de-ci,  de-là  ?  —  où 
mon  âme  enfin  reposée,  sur  une  solide  jetée,  prèsf 
du  phare  tournant  —  regardera  la  mer. 


LIVRE  IV 


Dans  un  jardin  —  sur  la  colline  de 
Florence  {celle  qui  fait  face  à 
Fiesole)  —  où  nous  étions  ce  soir 
assemblés  : 

Mais  vous  ne  savez  pas  —  vous  ne  pouvez  savoir, 
Anpaire,  Ydier,  Tilyre,  dit  Mônalque  (et  je  le  le 
redis  à  présent  en  mon  nom,  Nathanaël)  la  passion 
qui  brûla  ma  jeunesse.  J'enrageais  de  la  fuite  des 
heures.  La  nécessité  de  l'option  me  fut  toujours 
intolérable  ;  choisir  ra'apparaissait  non  tant  élire, 
que  repousser  ce  que  je  n'élisais  pas.  Je  compre- 
nais épouvantablement  l'étroitesse  des  heures,  et 
que  le  temps  n'a  qu'une  dimension  ;  c'était  une 
ligne  que  j'eusse  souhaitée  spacieuse,  et  mes  désirs 
on  y  courant  empiétaient  nécessairement  l'un  sur 
l'autre.  —  Je  ne  faisais  jamais  que  ceci  ou  que  cela. 
Si  je  faisais  ceci,  cela  m'en  devenait  aussitôt  re^et- 
table,  et  je  restais  souvent  sans  plus  oser  rien  faire, 
éperdument  et  comme  les  bras  toujours  ouverts, 
de  peur,  si  je  les  lefermais  pour  la  prise,  de  n'avoir 


68  LES  NOURRITURES 

saisi  qu'une  chose.  L'erreur  de  ma  vie  fut  dès  lors 
de  ne  continuer  longtemps  aucune  étude,  pour 
n'avoir  su  prendre  mon  parti  de  renoncer  à  beau- 
coup d'autres.  —  N'importe  quoi  s'achetait  trop 
cher  à  ce  prix-là,  et  les  raisonnemenls  ne  pouvaient 
venir  à  bout  de  ma  détresse.  Entrer  dans  un  mar- 
ché de  délices,  en  ne  disposant  (grâce  à  Qui  ?)  que 
d'une  somme  trop  minime  ;  en  disposer  I  choisir, 
c'était  renoncer  pour  toujours,  pour  jamais,  à  tout 
le  reste  —  et  la  quantité  nombreuse  de  ce  reste 
demeurait  préférable  h  n'importe  quelle  unité. 

De  là  me  vint  d'ailleurs  un  peu  de  cette  aversion 
pour  n'importe  quelle  possession  sur  la  terre  —  ;la 
peur  de  ii 'aussitôt  plus  posséder  que  cela. 

Marchandises!  provisions!  tas  de  trouvailles'I 
que  ne  vous  donnez-vous  sans  conteste?  Et  je  sais 
que  les  biens  de  la  terre  s'épuisent  (encore  qu'ils 
soient  inépuisablement  remplaçables)  —  et  que  la 
coupe  que  j'ai  vidée  reste  vide  pour  toi,  mon  frère 
(bien  que  la  source  soit  voisine).  Mais  vous!  vous, 
limmalérielles  idées,  formes  de  vie  non  détenues, 
—  sciences,  et  connaissance  de  Dieu  —  coupes  de 
vérité,  coupes  intarissables  —  pourquoi  marchan- 
der votre  ruissellement  à  nos  lèvres  ?  quand  toute 
notre  soif  ne  suffirait  à  vous  tarir  et  que  votre  eau 
déborderait  toujours  fraîche  pour  chaque  nouvelle 
lèvre  tendue.  —  J'ai  compris  maintenant  que 
toutes  les  gouttes  de  cette  grande  source  divine 
•'équivalent,  que  la  moindre  suffit  à  notre  ivresse 


TERRESTRES  69 

et  nous  révèle  la  plénitude  et  la  totalité  de  Dieu.  — 
Mais  en  ce  temps  que  n'eût  point  souhaité  ma 
folie?  —  J'enviais  toule  forme  de  vie  ;  tout  ce  que 
je  voyais  faire  par  quelque  autre,  j'eusse  aimé  le 
faire  moi-même  ;  non  l'avoir  fait,  le  faire  —  en- 
tondez-moi  —  car  je  ne  craignais  que  très  peu  la 
fatigue,  la  souffrance,  et  les  croyais  instruites  de 
la  vie.  Je  fus  jaloux  de  Parménide  trois  semaines 
parce  qu'il  apprenait  le  turc  ;  deux  mois  plus  tard 
de  Théodose  qui  découvrait  l'astronomie.  Ainsi  ne 
traçai-je  de  moi  que  la  plus  vague  et  la  plus  incer- 
taine figure,  à  force  de  ne  la  vouloir  point  limiter. 

—  Raconte-nous  ta  vie,  Ménalque,  dit  Alcide,  — < 
et  Ménalque  reprit  : 

...  ((  A  dix-huit  ans,  quand  j'eus  fini  mes  pre- 
mières études,  l'esprit  las  de  travail,  le  coeur  inoc- 
cupé, languissant  de  l'être,  le  corps  exaspéré  par 
la  contrainte,  je  partis  sur  les  routes,  sans  but, 
usant  ma  fièvre  vagabonde.  Je  connus  tout  ce  que 
vous  savez  :  le  printemps,  l'odeur  de  la  terre,  la 
floraison  des  herbes  dans  les  champs,  les  brumes 
du  matin  sur  la  rivière,  et  la  vapeur  du  soir  sur 
les  prairies.  Je  traversai  des  villes,  et  ne  voulus 
ra'arrêter  nulle  part.  Heureux,  pensais-je,  qui  ne 
s'attache  à  rien  sur  la  terre  et  promène  une  éter- 
nelle ferveur  à  travers  les  constantes  mobilités.  — 
Je. haïssais  les  foyers,  les  familles,  tous  lieux  où 
l'homme  pense  trouver  un  repos  —  et  les  affec- 
tions continues,  et  les  ûdélilés  amoureuses,  et  le^ 


70  LES  NOURRITURES 

âltachements  aux  idées  —  tout  ce  qui  oompromel 
la  justice  ;  je  disais  que  chaque  nouveauté  doit 
nous  trouver  toujours  tout  entiers  disponibles. 

Des  livn's  m'avaient  montré  cliaqiie  liiierté  pro- 
visoire et  qu'elle  n'est  jamais  que  de  choisir  son 
esclavage,  ou  du  moins  sa  dévotion,  comme  la 
graine  des  chardons  vole  et  rôde,  cherchant  le  sol 
fécond  où  fixer  des  racines,  —  et  qu'elle  ne  fleurit 
qu'immobile.  Mais  ayant  appris  dans  les  classes 
qun  les  raisonnements  ne  mènent  pas  les  hommes 
et  qu'à  chacun  s'en  peut  opposer  un  adverse  qu'il 
ne  s'agit  que  de  trouver,  je  m'occupais  à  le  cher- 
cher,  parfois,  dans  le  milieu  des  longues  routes... 

Je  vivais  dans  la  perpétuelle  attente,  délicieuse, 
de  n'importe  quel  avenir.  Je  m'appris,  comme  des 
questions  devant  les  attendantes  réponses,  à  ce 
que  la  soif  d'en  jouir,  née  devant  chaque  volupté, 
en  précédf^t  d'aussitôt  la  jouissance.  Mon  bonheur 
venait  de  ce  que  chaque  source  me  révélait  une 
soif,  et  que,  dans  le  désert  sans  eau,  où  la  soif  esfc 
innpaisnb'.e,  j'y  préférais  encore  la  ferveur  de  ma 
fièvre  sous  l'exaltation  du  soleil.  Il  y  avait,  au 
soir,  des  oasis  délicieuses,  plus  fraîches  encore 
d'avoir  été  souhaitées  tout  le  jour.  —  J'ai,  sur 
l'étendue  sablonneuse,  au  soleil  accablée  comme 
un  immense  sommeil  profus  —  mais  tant  la  cha- 
leur était  grande,  et  dans  la  vibration  même  de 
l'air,  —  j'ai  senti  la  palpitation  encore  de  la  vie 
qui  ne  po\ivait  pas  s'endormir,  à  l'horizon  trem- 
bler de  dél'aillance,  à  mes  pieds  se  gonller  d'amour* 


TERRESTRE3  71 

Chaque  jour,  d'heure  en  heure,  je  ne  cher- 
chais plus  rien  qu'une  pi^nétralion  toujours  plus 
simple  de  la  nature.  Je  possédais  le  flou  prf^rieux 
de  nôtre  pas  trop  entravé  par  moi-même.  Le  sou- 
venir du  passé  n'avait  de  force  sur  moi  que  ce 
qu'il  en  fallait  pour  donner  à  ma  vie  l'unité  : 
c'était  comme  le  fil  mystérieux  qui  reliait  Théséo 
à  son  amour  passé  mais  ne  l'empêchait  pas  de 
marcher  à  travers  les  plus  nouveaux  paysages.  En- 
core ce  fil  dut-il  être  rompu...  Palinfrénésies  mer- 
veilleuses !  Je  savourais  souvent,  dans  mes  courses 
du  matin,  le  sentiment  d'un  nouvel  être,  la  ten- 
dresse de  ma  perception.  —  «  Don  du  poète> 
m'écriais-je,  tu  es  le  don  de  perpétuelle  rencontre  » 
—  et  j'accueillais  de  toutes  parts.  Mon  âme  était 
l'auberge  ouverte  au  carrefour  ;  ce  qui  voulait  en- 
trer, entrait.  Je  me  suis  fait  ductible,  à  l'amiable, 
disponible  par  tous  mes  sens,  attentif,  écouteur 
jusqu'à  n'avoir  plus  une  pensée  personnelle,  cap- 
leur  de  toute  émotion  en  passaj^e,  et  de  réarlion 
si  minime  que  je  ne  tenais  plus  rien  pour  mal 
plutôt  que  de  prolester  devant  rien.  Au  reste,  je 
remarquai  bientôt  de  combien  peu  de  haine  du 
laid  s'étayait  mon  amour  du  beau. 

Je  haïssais  la  lassitude,  que  je  savais  faite  d 'en- 
nui, et  prétendais  que  l'on  tablât  sur  la  diversité 
des  choses.  Je  me  reposais  n'importe  où.  J'ai  dormi 
dans  les  champs.  J'ai  dormi  dans  la  plaine.  J'ai  vu 
l'aube  fjpmir  entre  les  grandes  gerbes  de  blé  ;  et 
sur  les  hêlraies  s'éveiller  les  corneilles.  Au  malin 


-2  LES  NOUBBnTRES 

je  me  lavais  dans  ITicrbe  et  le  soleil  naissant  sé- 
chait mes  vêtements  mouillés.  —  Qui  dira  si  ja- 
mais la  campagne  fut  plus  belle,  que  ce  jour  où 
je  vis  les  riches  moissons  rentrer  parmi  les  chants, 
et  les  bœufs  attelés  aux   pesantes  charrettes!  — 

Il  y  eut  un  temps  où  ma  joie  devint  si  grande 
que  je  la  voulus  communiquer,  —  enseigner  à 
quelqu'un  ce  qui  le  long  de  moi  la  faisait  vivre. 

Les  soirs,  je  regardais  dans  d'inconnus  villages 
les  foyers,  dispersés  au  jour,  se  reformer.  —  Le 
père  rentrait,  las  de  travail  ;  les  enfants  revenaient 
de  1  école.  La  pyorte  de  la  ma'son  s'entrouvrait  un 
instant  sur  un  accueil  de  lumière,  de  chaleur  et  de 
lire,  et  puis  se  refermait  pour  la  nuit.  Rien  de 
toutes  les  choses  vagabondes  n'y  pouvait  plus 
rentrer,  du  vent  grelottant  du  dehors.  —  Familles  I 
je  vous  hais!  foyers  clos  ;  portes  refermées  Tpcs-' 
sessions  jalouses  du  bonheur.  —  Parfois,  invisible 
de  nuit,  je  suis  resté  penché  vers  une  vitre,  à 
longtemps  regarder  la  coutume  d'une  maison.  Le 
père  était  là,  près  de  la  lampe  ;  la  mère  cousait  ; 
la  place  d'un  aïeul  restait  vide  ;  un  enfant,  près 
du  père,  travaillait  ;  —  et  mon  cœur  se  gonfla 
du  désir  de  l'emmener  avec  moi  sur  les  routes. 

Le  lendemain  je  le  revis,  comme  il  sortait  de 
l'école  ;  le  surlendemain  je  lui  parlai  ;  —  quatre 
jours  après  il  quitta  tout  pour  me  suivre.  —  Je  lui 
ou\Tis  les  yeux  devant  la  splendeur  de  la  plaine  ; 
il  comprit  qu'elle  était  ouverte  pour  lui.  J'ensei- 
gnai donc  son  âme  à  devenir  plus  vagabonde,  ■ — 


TEHRESTRES  73 

joyeuse,  enfin  —  puis  à  se  détacher  môme  de  moi, 
à  connaître  sa  solitude. 

—  Seul,  je  goûtai  la  violente  joie  de  l'orgueil. 
J'aimais  me  lever  avant  l'aube  ;  j'appelais  le 
soleil  sur  les  chaumes  ;  le  chant  de  l'alouette  était 
ma  fantaisie  et  la  rosée  était  ma  lotion  d'aurore. 
Je  me  plaisais  à  d'excessives  friifralités,  mangeant 
si  peu  que  ma  tête  en  était  légère  et  que  toute 
sensation  me  devenait  une  espèce  d'ivTesse.  J'ai 
bu  de  bien  des  vins  depuis,  mais  aucun  ne  don- 
nait, je  sais,  cet  étourdisscment  du  jeune,  au  grand 
matin  ce  vacillcment  de  la  plaine,  avant  que,  le 
soleil  venu,  je  ne  dorme  au  creux  d'une  meule. 

Le  pain  que  j'emportais  avec  moi,  je  le  gardais 
parfois  jusqu'à  la  demi-défaillance  ;  alors  il  me 
semblait  sentir  moins  étrangement  la  nature  et 
qu'elle  me  pénétrait  mieux  ;  c'était  un  afflux  du 
dehors  ;  par  tous  mes  sens  ouverts  j'accueillais  sa 
présence  ;  tout,  en  moi,   s'y  trouvait  convié. 

Mon  âme  enfin  s'emplissait  de  lyrisme,  qu'exas- 
pérait ma  solitude  et  qui  me  fatiguait  vers  le 
soir.  Je  me  soutenais  par  orgueil  ;  mais  regrettais 
alors  Hilaire  qui  me  départissait  l'an  d'avant  de 
ce  que  mon  humeur  avait  sinon  de  trop  farouche. 

Avec  lui,  vers  le  soir,  je  parlais,  il  était  lui- 
même  poète  ;  il  comprenait  toutes  les  harmonies. 
Chaque  effet  naturel  nous  devenait  comme  un  lan- 
gage ouvert  oi'i  l'on  pouvait  lire  sa  cause  ;  nous 
apprenions  à  reconnaître  les  insectes  à  leur  vol,  les 
oiseaux  à  leur  chant,  et  la  beauté  des  femmes  aux 


7i  LES  NOURRITURES 

traces  de  leurs  pas  sur  le  sable.  Le  dévorait  aussi 
une  soif  d'aventures  ;  sa  force  le  rendait  audacieux. 
Certes  jamais  aucune  gloire  ne  vouf  vaudra,  ado- 
lescence de  nos  cœurs  !  —  Aspirant  tout  avec  dé- 
lices, en  vain  cherchions-nous  à  lasser  nos  désirs  ; 
chacune  de  nos  pensées  était  une  ferveur  ;  sentir 
avait  pour  nous  une  âcreté  singulière.  —  Nous 
usions  nos  splendides  jeunesses  attendant  le  bei 
avenir,  et  la  route  y  menant  ne  paraissait  jamais 
assez  interminable,  où  nous  marchions  à  grands 
pas,  mordant  les  fleurs  des  haies  qui  remplissent 
la  bouche  d'un  goût  de  miel  et  d'exquise  amer- 
tume. 

Parfois,  retraversant  Paris,  je  retrouvais  pour 
quelques  jours  ou  quelques  heures  l'appartement 
où  s'était  écoulée  ma  studieuse  enfance  ;  tout  y 
était  silencieux  ;  des  soins  de  femme  absente 
avaient  jeté  des  linges  sur  les  meubles.  Tenant  à 
la  main  une  lampe,  j'allais  de  pièce  en  pièce  sans 
rouvrir  les  volets  clos  depuis  des  années,  ni  sou- 
lever les  rideaux  pleins  de  camphre.  L'air  y  était 
pesant,  saturé  d'odeur.  Ma  chambre  seule  conti- 
nuait d'être  apprêtée.  Dans  la  bibliothèque,  la  plus 
sombre  et  la  plus  silencieuse  des  pièces,  les  livres 
sur  les  rayons  et  sur  les  tables  gardaient  l'ordre 
où  je  les  avais  placés  ;  parfois  j'en  ouvrais  un,  et, 
devant  la  lampe  allumée  bien  que  ce  fût  le  jour, 
j'étais  heureux  d'oublier  l'heure  ;  parfois  aussi, 
rouvrant  le  grand  piano,  je  cherchnis  dans  ma 
mémoire  le  rythme  d'anciena  airs  ;   mais  je.  ne 


TERRESTRES  75 

m'en  souvenais  que  de  façon  trop  imparfaite  et, 
plutôt  que  de  m'atlrislcr,  je  cessais.  Le  jour  sui- 
vant jYtais  de  nonvpan  loin  de  Paris. 

Mon  cœur  naturellement  aimant  et  comme  li- 
quide se  répandait  de  toutes  parts  ;  aucune  joie 
ne  me  semblait  appartenir  à  moi-même  ;  j'y  invi- 
tais chacun  de  rencontre,  et  lorsque  j'étais  eeul  à 
jouir,  ce  n'était  qu'à  force  d'orgueil. 

Certains  m'accusèrent  d'égoïsme  ;  je  les  accusai 
de  sottise.  J'avais  la  prétention  de  n'aimer  point 
quelqu'un,  homme  ou  femme,  mais  bien  l'amitié, 
l'affection  ou  l'amour.  En  le  donnant  à  l'un,  je 
n'eusse  pas  voulu  l'enlever  à  quelque  autre,  et 
ne  faisais  que  me  prêter.  Pas  plus  je  ne  voulais 
accaparer  le  corps  ou  le  cœiir  d'aucun  autre  ;  no- 
made ici  comme  envers  la  nature,  je  ne  m'arrê- 
tais nulle  part.  Toute  préférence  me  semblait 
injustice  ;  voulant  rester  à  tous,  je  ne  me  donnais 
pas  à  quelqu'un. 

Au  souvenir  de  chaque  ville  j'attachai  le  gou- 
venir  d'une  débauche.  A  Venise,  je  pris  ma  part 
des  mascarades  ;  un  concert  d'altos  et  de  flûtes 
accompagna  la  barque  où  je  goûtais  l'amour. 
D'autres  barques  suivaient,  pleines  de  jeunes 
femmes  et  d'hommes.  Noua  allâmes  vers  le  Lido 
attendre  l'aube,  mais  nous  dormions,  lassés,  lorsque 
le  soleil  se  leva,  car  les  musiques  s'étaient  tue». 
Mais  j'aimais  jusqu'à  cette  fatigue  que  nous 
laissent  ces  fn tisses  joies,  et  re  verfipe  du  réveil, 
par  quoi  nous  les  seiilons  fanées.  —  Duns  d'autres 


76  LES  NOURRITURES 

porls  je  sus  aller  avec  les  matelots  des  grands 
navires  ;  je  descendis  dans  les  ruelles  mal  éclairées  ; 
mais  je  blâmais  chez  moi  le  désir  de  l'expérience, 
noire  unique  tentation  ;  et  laissant  les  marins 
près  des  bouges,  je  regagnais  le  port  tranquille  ; 
où  le  conseil  taciturne  des  nuits  s'interprétait  du 
souvenir  de  ces  ruelles  dont  l'étrange  et  pathétique 
rumeur  parvenait  à  travers  l'extase.  —  J'aimais 
mieux  les  trésors  des  champs.  — 

Pourtant,  à  vingt-cinq  ans,  non  lassé  de  voyages, 
mais  tourmenté  par  l'excessif  orgueil  que  cette  vie 
nomade  avait  fait  croître,  je  compris  ou  me  per- 
suadai que  j'étais  mûr  enfin  pour  une  forme  nou- 
velle. 

Pourquoi  ?  pourquoi,  leur  disais-je,  me  parlez- 
vous  de  partir  encore  sur  les  roules  ;  je  sais  bien 
que  de  nouvelles  fleurs,  au  bord  de  toutes,  ont 
lleuri,  —  mais,  c'est  vous  à  présent  qu'elles 
attendent.  Les  abeilles  ne  butinent  qu'un  temps  ; 
après  se  font  trésorières.  —  Je  rentrai  dans  l'ap- 
partement délaissé.  J'enlevai  le  linge  de  sur  les 
meubles  :  j'ouvris  les  fenêtres  ;  et,  profitant  des 
économies  que  comme  malgré  moi,  vagabond, 
j'avais  dû  faire,  je  m'entourai  de  tout  ce  que  je 
pus  me  procurer  d'objets  précieux  ou  fragiles,  de 
vases  ou  de  li\Tes  rares  et  surtout  de  tableaux 
que  la  connaissance  que  j'ai  de  la  peinture  me 
permettait  d'avoir  à  très  bas  prix.  —  Durant 
quinze  ans  je  thésaurisai  comme  un  avare  ;  je 
m'enrichis  de  toutes  mes  forces  ;  je  m'instruisis  ; 


TERRESTRES  77 

j'appris  les  langues  épuisées  et  pus  lire  dans  beau- 
coup de  livres  ;  j'appris  à  jcuer  de  divers  instru- 
ments ;  chaque  heure  de  chaque  journée  était 
donnée  à  quelque  étude  fructueuse  ;  l'histoire  et 
la  biologie  m'occupèrent  particulièrement.  Je 
connus  les  littératures.  J'accumulai  les  amitiés 
que  mon  grand  cœur  et  ma  légitime  noblesse  me 
permirent  de  ne  pas  dérober  ;  elles  me  furent, 
plus  que  tout  le  reste,  précieuses,  et  pourtant, 
même  à  elles,  je  ne  m'attachai  point. 

A  cinquante  ans,  l'heure  étant  venue,  je  vendis 
tout,  et  comme  mon  goût  sur  et  ma  connaissance 
de  chaque  objet  ne  m'avait  fait  possesseur  de  rien 
dont  la  valeur  n'eût  augmenté,  je  réalisai  en  deux 
jours  une  fortune  considérable.  Je  plaçai  cette 
fortune  tout  entière  de  façon  que  j'en  pusse  per- 
pétuellement disposer.  —  Je  vendis  absolument 
tout,  ne  voulant  rien  garder  de  personnel  sur  cette 
terre,  —  pas  le  moindre  souvenir  d'antan. 

Je  disais  à  Myrtil,  qui  m'accompagnait  dans  les 
champs  :  —  «  Combien  de  ce  matin  délicieux,  de 
cette  brume  et  de  cette  lumière,  de  cette  fraîcheur 
aérée,  de  cette  pulsation  de  ton  être,  la  sensation 
te  donnerait  plus  de  délices  encore,  si  tu  savais  t'y 
donner  tout  entier.  Tu  crois  y  être,  mais  la  meil- 
leure partie  de  ton  être  est  cloîtrée  ;  ta  femme  et 
tes  enfants,  tes  livres  et  ton  élude  la  détiennent  et 
te  la  dérobent  à  Dieu. 

Crois-tu  pouvoir,  en  cet  instant  précis,  goûter 
la  sensation  puissante,  complète,  immédiate  de  la 


78  LES  NOURRITURES 

vie,  —  sans  l'oubli  de  ce  qui  n'est  pas  elle  ?  L'ha- 
bitude de  la  pensée  te  gône  ;  tu  vis  dans  le  passé, 
dans  le  futur  et  tu  ne  l'aperçois  de  rien  spontané- 
ment. —  Nous  ne  sommes  rien,  Myrtil,  que  dans 
l'instantané  de  la  vie  ;  tout  le  passé  s'y  meurt 
avant  que  rien  d'à  venir  y  eqit  né.  —  Instants  1  Tu 
comprendras,  Myrtil,  de  quelle  force  est  leur  pré- 
sence! car  chaque  instant  de  notre  vie  est  essen- 
tiellement irremplaçable  :  sache  parfois  t'y  con- 
centrer uniquement.  —  Si  tu  voulais,  ai  tu  savais, 
Myrtil,  en  cet  instant,  sans  plus  de  femme  ni 
d'enfants,  tu  serais  seul  devant  Dieu  sur  la  terre. 
—  Mais  tu  te  souviens  d'eux,  et  portes  avec  toi, 
comme  par  une  peur  de  les  perdre,  tout  ton  passé, 
tous  tes  amours,  et  toutes  les  préoccupations  de 
la  terre...  Pour  moi,  tout  mon  amour  m'attend  à 
tout  instant  et  pour  une  nouvelle  surprise  ;  je 
îe  connais  toujours  et  ne  le  reconnais  jamais.  — 
Tu  ne  soupçonnes  pas,  Myrtil,  toutes  les  formes 
que  prend  Dieu  ;  de  trop  regarder  l'un  et  t'en 
éprendre,  tu  t'aveugles.  La  fixité  de  Ion  adoration 
me  peine  ;  je  la  voudrais  plus  diffusée.  Derrière 
toutes  tes  portes  fermées.  Dieu  se  tient...  Toutes 
formes  de  Dieu  sont  chérissables,  et  tout  est  la 
forme  de  Dieu.  »  — 

...  Avec  ma  fortune  réalisée,  je  frétai  d'abord  un 
navire,  emmenant  avec  moi  sur  la  mer  trois  amis, 
des  hommes  d'équipe  et  quatre  mousses.  Je  m'é- 
pris du  moins  beau  d'entre  eux.  Mais  même  h.  la 


TERRESTRES  79 

douceur  de  mts  caresses,  je  proférais  la  contempla- 
lion  des  grands  flots.  J'entrai  dans  des  ports 
fabuleux,  au  soir,  et  les  quittai  avant  l'aurore 
.'lyant  parfois  cherché  toute  la  nuit  de  l'amour.  — 
Je  connus  à  Venise  une  courtisane  extrêmement 
belle  ;  je  l'aimai  trois  nuits,  car  auprès  j'oubliais, 
tant  elle  était  belle,  les  délices  de  mes  autres 
amours.  —  Ce  fut  à  elle  que  je  vendis  ou  que  je 
donnai  mon  navire. 

J'habitai  quelques  mois  dans  un  palais  du  lac  de 
Gôme,  où  les  musiciens  les  plus  doux  s'assem- 
blèrent. J'y  réunis  aussi  de  belles  femmes,  dis- 
crètes et  habiles  à  parler  ;  et  nous  causions,  le 
soir,  tandis  que  les  musiciens  nous  charmaient  ; 
puis  descendant  le  perron  de  marbre,  dont  les  der- 
nières marches  trempaient,  nous  allions  dans  les 
barques  errantes  endormir  nos  amours  au  rythme 
reposé  des  rames.  Il  y  avait  des  retours  assoupis  ; 
la  barque  accostée  tout  à  coup  s'éveillait,  et  Idoine 
à  mon  bras  se  pendant,  remontait  le  perron,  silen- 
cieuse. 

U'an  d'après  j'étais  dans  un  immense  parc  de 
Vendée,  non  loin  des  plages.  Trois  poètes  ont 
chanté  l'accueil  que  je  leur  fis  en  ma  demeure  ; 
ils  parlaient  aussi  des  étangs  avec  les  poissons  et 
les  plantes,  des  avenues  de  peupliers,  des  chênes 
isolés  et  des  bouquets  de  frênes,  de  la  belle  ordon- 
nance du  parc.  —  Lorsque  l'automne  vint,  je  fis 
abattre  les  plus  grands  arbres,  et  me  plus  à  dé- 
yaster  ma  demeure.  Rien  ne  dira  l'aspect  du  parc 


80  LES  NOURRITURES  TERRESTRES 

où  variait  Tiolre  société  nombreuse,  errant  dans  les 
allées  on  j'avais  laissé  l'herbe  croître.  On  entendait 
d'un  boni  à  l'autre  des  avenues  les  coups  de  hache 
des  bûcherons.  Les  robes  s'accrochaient  aux 
branches  en  travers  des  routes.  L'automne  s'é- 
ployant  sur  les  arbres  couchés  fut  splendide.  Une 
telle  magnificence  s'y  posait,  que  longtemps  après 
je  ne  pus  plus  penser  à  rien  d'autre,  et  je  reconnus 
là  ma  vieillesse. 

J'ai  depuis  occupé  un  chalet  dans  les  hautes 
Alpes  ;  un  palais  blanc  à  Malle,  près  du  bois  par- 
fumé de  Cilla  Vecchia,  où  les  citrons  ont  l'acide 
douceur  des  oranges  ;  une  calèche  errante  en  Dal- 
malie  —  et  ce  jardin  présentement,  sur  la  colline 
de  Florence,  celle  qui  fait  face  à  Fiesole,  où  je  vous 
ai  ce  soir  assemblés. 

Ne  me  dites  pas  trop  que  je  dois  aux  événements 
mon  bonheur  ;  évidemment  ils  me  furent  propices, 
mais  je  ne  me  suis  pas  servi  d'eux.  Ne  croyez  pas 
que  mon  bonheur  soit  fait  à  l'aide  de  richesses  ; 
mon  ooeur  sans  nulle  attache  sur  la  terre  est  resté 
pauvre,  et  je  mourrai  facilement.  Mon  bonheur  est 
fait  de  ferveur.  Je  sais  des  jours  où  me  répéter 
que  deux  et  doux  faisaient  encore  quatre  suffisait 
à  m'emplir  d'une  certaine  béatitude  —  et  la  simple 
vue  de  ma  main  sur  la  table.  A  travers  indistinc- 
tement toule  chose,  j'ai  éperdument  adoré.  » 


II 


La  terrasse  monTimentale  où  nous  étions  (des 
escaliers  tournants  y  conduisaient)  dominait  toute 
la  ville  et  semblait,  au-dessus  des  feuillages  pro- 
fonds, une  nef  immense  amarrée  ;  parfois  elle 
semblait  avancer  vers  la  ville.  Sur  le  haut  pont  de 
ce  navire  imaginaire,  cet  été,  je  montais  quelque- 
fois goûter,  après  le  tumulte  des  rues,  l'apaisement 
contemplatif  du  soir.  Toute  rumeur  en  montant 
s'épuisait  ;  il  semblait  que  ce  fussent  des  vagues 
et  qu'elles  déferlassent  ici.  Elles  venaient  encore 
et  par  ondes  majestueuses,  montaient,  s'élargis- 
saient contre  les  murs.  Mais  je  montais  plus  haut, 
là  où  les  vagues  n'atteignaient  plus.  Sur  la  ter- 
rasse extrême,  on  n'entendait  plus  rien  que  le 
frémissement  des  feuillages  et  l'appel  éperdu  de 
la  nuit. 

Des  chênes  verts  et  des  lauriers  immenses,  plantés 
en  régulières  avenues,  venaient  finir  au  bord  du 
ciel,  où  la  terrasse  même  finissait  ;  pourtant,  des 
balustrades  arrondies,  par  instants,  s'avançaient 
encore,  surplombant  et  formant  comme  des  balcons 
dans  l'azur.  Là,  je  venais  m'asseoir,  je  m'enivrais 


82  LES  NOURRITURES  TERRESTRES 

de  ma  pensée  délicieuse  ;  là  je  croyais  voguer.  — 
Au-dessus  des  collines  sombres,  qui  s'élevaient  de 
l'autre  côté  de  la  ville,  le  ciel  était  de  la  couleur 
de  l'or  :  des  ramures  légères,  parties  de  la  terrasse 
oij  j'étais,  penchaient  vers  le  couchant  splendide, 
ou  s'élançaient  presque  sans  feuilles  vers  la  nuit. 
—  De  la  ville  montait  ce  qui  semblait  une  fumée  ; 
c'était  de  la  poussière  illuminée,  qui  flottait,  s'éle- 
vait à  peine  au-dessus  des  places  où  plus  de  lu- 
mière brillait.  Et  parfois  jaillissait  comme  sponta- 
nément, dans  l'extase  de  cette  nuit  trop  chaude, 
tïne  fusée,  lancée  on  ne  sait  d'où,  qui  filait,  suivait 
comme  un  cri  dans  l'espace,  vibrait,  tournait,  et 
retombait  défaite,  au  bruit  de  sa  mystérieuse  éclo- 
sion.  J'aimais  celles  surtout  dont  les  étincelles 
d'OT  pâle  retombent  si  longtemps  et  si  lentement 
s'éparpillent,  qu'on  croit,  après,  tant  les  étoiles 
sont  merveilleuses,  qu'elles  aussi  sont  nées  de 
celte  subite  féerie,  et  que,  de  les  voir,  après  les 
étincelles,  demeurantes,  l'on  s'élonne...  puis,  len- 
tement, après,  une  à  une,  on  reconnaît  chacune 
à  sa  constellation  attachée,  —  et  l'extase  en  est 
prolongée. 

«  Les  événements,  reprit  Josèphe,  ont  disposé  de 
moi  d'une  façon  que  je  n'ai  pas  approuvée.  » 

—  «  Tant  pis!  reprit  Ménalque.  Je  préfère  me 
dire  que  ce  qui  n'est  pas,  c'est  c»  qui  ne  pouvait 

pas  être.  » 


va 


Et  celle  nuit  ce  furont  les  fruité  qn'îls  chan- 

tèrenl.  Devitnl  Vlén.ilqiio,  Alcide  et  (]    .   ques  autres 
assemblés,  —  Hylas  chanta  la 

RONDE 

DE  LA  GRENADE 


Certes  trois  grains  de  grenade 
suffirent  à  faire  s'en  souvenir 
Proserpine... 

Vous  chercheriez  encore  longtemps 
Le  bonheur  impossible  des  âmes. 

—  Joies  de  la  chair  et  joies  des  sens 
Qu'un  autre  s'il  lui  platt  vous  condamne, 
Amères  joies  de  la  chair  et  des  sens  — 
Qu'il  vous  condamne  —  moi  je  n'ose. 

—  Certes,  Didier,  philosophe  fervent,  je  t'admire. 


84  LES  NOURRITURES 

Si  la  croyance  en  ta  pensée  te  fait  à  la  joie  de 
l'esprit 

Croire  aucune  autre  préférable. 

Mais  non  pas  dans  tous  les  esprits  se  peuvent  de 
telles  amours. 


Et  certes,  aussi  moi  je  les  aime, 
Mortels  tressaillements  de  mon  âme, 
Joies  du  cœur,  joies  de  l'esprit  — 
Mais  c'est  vous,  plaisirs,  que  je  chante. 

Joies  de  la  chair,  tendres  comme  l  herhe, 

Charmantes  comme  les  peurs  des  haies 

Fanées  plus  vite,  ou  fauchées,  que  les  luzernes 

des  prairies. 
Que  les  désolantes  spirées  qui  s'effeuillent  dès 

qu'on  les  touche. 

La  vue  —  le  plus  désolant  de  nos  sens... 

Tout  ce  que  nous  ne  pouvons  pas  toucher  nous 
'désole  ; 

L'esprit  saisit  pins  aisément  la  pensée 

Que  notre  main  ce  que  notre  œil  convoite. 

—  O  /  que  ce  soit  ce  que  tu  peux  toucher  que  tu 
desires  — 

Nathanaël,  et  ne  cherche  pas  une  possession  plus 
parfaite. 

Les  plus  douces  joies  de  mes  sens 

Ont  été  des  soifs  étanchées 


TERRESTKES  85 

Certes,  délicieuse  est  la  brume,  au  soleil  levant 
sur  les  plaines  — 

Et  délicieux  le  soleil  — 

Délicieuse  à  nous  baigner  fut  l'eau  des  sources  ; 

Et  le  sable  mouillé  par  la  mer  ; 

Délicieuse  à  nous  baigner  fut  l'eau  des  sources  ; 

A  baiser  les  inconnues  lèvres  que  mes  lèvres  tou- 
chèrent dans  l'ombre... 

Mais  des  fruits,  —  des  fruits  —  Nathanaël,  que 
dirai-je  ? 

—  01  que  tu  ne  les  aies  pas  connus, 

Nathanaël,  c'est  bien  là  ce  qui  me  désespère,., 

...  Leur  pulpe  était  délicate  et  juteuse 

Savoureuse  comme  la  chair  qui  saigne. 

Rouge  comme  le  sang  qui  sort  d'une  blessure. 

...  Ceux-ci  ne  réclamaient,  Nathanaël,  aucune 
soif  particulière  ; 

On  les  servait  dans  des  corbeilles  d'or; 

Leur  goût  écœurait  tout  d'abord,  étant  d'une 
fadeur  incomparable  ; 

H  n'évoquait  celui  d'aucun  fruit  de  nos  terres  ; 

Il  rappelait  le  goût  des  goyaves  trop  mûres, 

Et  la  chair  en  semblait  passée  ; 

Elle  laissait,  après,   Vâpreté  dans  la  bouche; 

On  ne  la  guérissait  qu'en  remangeant  un  fruit 
nouveau  ; 

A  peine  bientôt  si  seulement  durait  leur  jouis- 
sance 


86  LES  NOURRITURES 

L'instant  d'en  savourer  le  suc  ; 

Et    cet    instant    en    finraissait    tant   plus   aiwahle 

Que  la  fadeur  après  devenait  plus  nauséabonde. 

La  corbeille  fut  vite  vidée... 

Et  le  dernier  nous  le  laissâmes 

Plutôt  que  de  le  partager... 

Hélas  I  après  Nathanaël,  qui  dira  de  nos  lèvres 

Quelle  fut  Vamère  brûlure? 

Aucune  eau  ne  les  put  laver  — 

Le  désir  de  ces  fruits  nous  tourmenta  jusque 
dans  l'âme. 

Trois  jours  durant,  dans  les  marchés,  nous  les 
cherchâmes  ; 

La  saison  en  était  finie.  — 

Où  sont,  Natlianaël,  dans  nos  voyages 

De  nouveaux  fruits  pour  nous  donner  d'autres 
désirs  ? 


Il  y  en  a  que  nous  mangerons  sur  des  terrasses, 
Devant  la  mer  et  devant  le  soleil  couchant. 
Il  y  en  a  que  l'on  confit  dans  de  la  gla^e 
Sucrée  avec  un  peu  de  liqueur  dedans. 

Il  y  en  a  que  l'on  cueille  sur  les  arbres 
De  jardins  réservés,  enclos  de  murs, 
Et  que  l'on  mange  à  l'ombre  dans  la  saison  tro- 
picale^ 


TERRESTRES  «7 

On  disposera  de  petites  iahJcs  — 
Les  fruits  tomberont  tout  autour  de  nous 
Dès  qu'on  agitera  les  branches 
Où  les  mouches  engourdies  se  réveilleront. 
Les  fruits   tombés,   on   les   recueillera  dans  des 
jattes 
Et  leur  parfum  déjà  suffirait  à  nous  charmer... 

Il  y  en  a  dont  Vécorce  tache  les  lèvres  et  que  Von 
ne  mange  que  lorsqu'on  a  très  soif. 

Nous  les  avons  trouvés  le  long  des  routes  sablon- 
neuses ; 

Ils  brillaient  à  travers  le  feuillage  épineux 

Qui  déchira  nos  mains  lorsque  nous  voulûmes  les 
prendr?.  ;  — 

Et  notre  soif  n'en  fut  pas  beaucoup  étanchée. 

Il  y  en  a  dont  on  ferait  des  confitures 

Rien  qu'à  les  laisser  cuire  au  soleil. 

Il  y  en  a  dont  la  chair  malgré  l'hiver  demeure 
sûre  ; 

De  les  avoir  mordus  les  dents  sont  agacées. 

Il  y  en  a  dont  la  chair  paraît  toujours  froide, 
même  l'été. 
On  les  mange  accroupi  sur  des  nattes, 
Au  fond  de  petits  cabarets. 

Il  y  en  a  dont  le  souvenir  vaut  une  soif 
Dès  qu'on  ne  peut  plus  les  trouver. 

Nathanaël,  te  parlerai-je  des  grenades?. 


88  LES  NOURRITURES 

On  les  vendait  pour  quelques  sous,  à  cette  foire 
orientale, 

Sur  des  claies  de  roseaux  où  elles  s'étaient 
ébouU'cs. 

On  en  voyait  qui  j-oulaient  loin  dans  la  pous- 
sièrz 

Et  que  des  enfants  nus  ramassaient. 

—  Leur  jus  est  aigrelet  comme  celui  des  fram- 
boises pas  mûres. 

Leur  fleur  semble  faite  de  cire  ; 
Elle  est  de  la  couleur  du  fruit. 

Trésor  gardé,  cloisons  de  ruches, 
Abondance  de  la  saveur, 
Architecture  pentagonale. 
L'écorce  se  fend,  les  grains  tombent  — 
Grains  de  sang  dans  des  coupes  d'azur  ; 
Et    d'autres,    gouttes    d'or,    dans    des    plats    ds 
bronze  émaillél 

—  Chante  à  présent  la  figue,  Simiane, 
Parce  que  ses  amours  sont  cachées. 

Je  chante  la  figue,  dit-elle, 

Dont  les  belles  amours  sont  cachées. 

Sa  floraison  est  repliée. 

Figue!  Chambre  close  où  se  célèbrent  des  noces; 

Aucun  parfum  ne  les  conte  au  dehors. 

Con^me  rien  ne  s'en  évapore, 

Tout  le  parfum  devient  succulence  et  saveur. 


TERRESTRES  89 

Fleur  sans  beauté;  fruit  de  délices; 
Fruit  qui  n'est  que  sa  /leur  mûrie... 

J'ai  chanté  la  figue,  dit-elle, 
Chante  à  présent  toutes  les  fleurs... 

Certes,  reprit  Hylas,  nous  n'avons  pas  chanté 
tous  les  fruits... 

Don  du  poète  :  celui  d'être  ému  pour  des  prunes. 

(La  fleur  ne  vaut  pour  moi  que  comme  une 
promesse  de  fruit.) 

Tu  n'as  pas  parlé  de  la  prune. 

Et  l'acide  prunelle  des  haies 

Que  la  neige  froide  rend  douce. 

La  nèfle  qui  ne  se  mange  que  pourrie  ; 

Et  la  châtaigne  de  la  couleur  des  feuilles  mortes 

Qu'on  fait  éclater  près  du  feu. 

—  Je  me  souviens  de  ces  myrtilles  des  mon- 
tagnes que  je  cueillis  un  jour  de  grand  froid  dans 
la  neige... 

—  Je  n'aime  pas  la  neige,  dit  Lothaire  ;  c'est 
une  matière  toute  mystique  et  qui  n'a  pas  encore 
pris  son  parti  de  la  terre.  Je  hais  son  insolite  blan- 
cheur où  s'arrête  le  paysage.  Elle  est  froide  et  se 
refuse  à  la  vie  ;  je  sais  qu'elle  la  couve  et  la  pro- 
tège, mais  la  vie  n'en  surnaît  qu'en  la  fondant. 
Ainsi  je  la  veux,  grise  et  sale,  à  demi  fondue  et 
déjà  presque  en  eau  pour  le^  plantes. 


90  LES  NOURRITURES 

—  N'en  parle  pas  —  la  neige  aussi  peut  être 
belle,  dit  Ulrich.  —  Elle  n'est  triste  et  doulou- 
reuse que  là  où  trop  d'amour  la  fera  fondre  ;  et 
toi  qui  préfères  l'amour,  la  préfères  à  demi  fondue. 
Elle  est  belle  où  elle  triomphe. 

—  Là  nous  n'irons  pas,  dit  Hylas  —  et  où  je 
dis  :  tant  mieux,  tu  n'as  pas  à  dire  :  tant  pis. 

• 

Et  cette  nuit  chacun  de  nous  chanta,  sous  forme 
de  ballades  :  Moelibce  la 


BALLADE 

DES   PLUS   CÉLÈBRES   AMANTS 


Suléikal  pour  vous  je  m'arrêtais  de  boire 
Le  vin  que  me  versait  l'échaiison... 

C'est  pour  vous  que,  Boabdil,  à  Grenade, 
J'arrosai  les  lauriers  roses  du  Généralife. 

Je  fus  Soliman  quand,  Balkis,  vous  vintes  des 
provinces  du  Sud  pour  me  proposer  des  énigmes. 

Tamar,  je  fus  Amnon  votre  frère,  qui  se  mourait 
de  ne  pouvoir  vous  posst^der. 

Deihsabé,    quand,    suivant    une    colombe    d'or 


TERRESTRES  91 

jusque  sur  la  plus  hante  terrasse  de  mon  palais, 
je  vous  vis  prêle  au  bain,  descendre  nue,  je  fus 
David  qui  fit  se  tuer  pour  moi  votre  mari. 


J'ai  chanté  pour  vous,  Sulamite,  des  chants  tels 
qu'on  les  croit  presque  religieux. 

Fornarine,  je  suis  celui  qui  criait  d'amour  dans 
tes  bras. 

Zobéide,  je  suis  l'esclave  que  vous  rencontrâtes 
au  matin,  dons  la  rue  qui  menait  à  la  place  pu- 
blique :  je  portais  un  panier  vide  sur  ma  tête,  et 
vous  me  le  fîtes  emplir,  vous  suivant,  de  cédrats, 
de  limons,  de  concombres,  d'épices  variées  et  de 
diverses  friandises  ;  puis,  comme  je  vous  plus  et 
que  je  me  plaignais  de  ma  fatigue,  vous  voulûtes 
me  garder  la  nuit,  près  de  vos  deux  sœurs,  et  des  • 
trois  kalendars  fils  de  roi.  Et  nous  nous  occupâmes 
chacun,  tour  à  tour,  à  écouter  les  autres,  chacun 
racontant  son  histoire.  Quand  vint  mon  tour  de 
raconter  :  Avant  de  vous  avoir  rencontrée,  Zobéide, 
dis-je,  je  n'avais  pas  d'histoire  en  ma  vie  ;  main' 
tenant  comment  en  aurais-je  ?  N'êtes-vous  pas 
toute  ma  vie  ?  —  Et  ce  disant  le  porteur  se  bour- 
rait de  fruits.  (Je  me  souviens  que,  tout  enfant,  je 
rê  'ais  des  confitures  sèches  dont  il  est  tant  question 
dans  les  Mille  et  une  nuits.  J'en  ai  mangé  depuis, 
qui  sont  à  l'essence  de  roses,  et  un  ami  m'a  parlé. 
de  celles  qu'on  fait  avec  les  letchis.) 


92  LES  NOURRITURES 

Ariane,  je  suis  le  passager  Thésée 
Qui  vous  abandonne  à  Bacchus 
Pour  pouvoir  continuer  ma  route. 

Eurydice,  ma  belle,  je  suis  pour  vous  Orphée 
Qui  d'un  regard,  dans  les  enfers,  vous  répudie, 
Importuné  d'être  suivi. 

puis  —  Mopsus  clianla  la 


BALLADE 

DES  BIENS  IMMEUBLES 


Quand  la  rivière  commença  à  monter, 
Il  y  en  eut  qui  se  réfugièrent  sur  la  montagne  ; 
D'antres  qui  se  dirent  :  le  limon  engraissera  nos 
champs  ; 
D'autres  qui  se  dirent  :  c'est  la  ruine  ; 
D'autres  qui  ne  se  dirent  rien  du  tout. 

Quand  la  rivière  eut  bien  monté, 

Il  y  avait  des  endroits  où  l'on  voyait  encore  des 
arbres, 

D'autres  où  l'on  voyait  des  toits  de  maisons, 

Des  clochers,  des  murs,  et  plus  loin  des  collines  ; 

D'autres  endroits  où  l'on  ne  voyait  plus  rien  du 
tout. 


TERRESTRES  93 

Il  y  avait  des  paysans  qui  firent  monter  leurs 
troupeaux  sur  les  collines  ; 

D'autres  qui  emportèrent  dans  un  bateau  leurs 
petits  enfants  ; 

Il  y  en  eut  qui  emportèrent  la  bijouterie, 

Des  mangeailles,  des  papiers  écrits,  et  tout  ce  qui 
pouvait  flotter  d'argent. 

Il  y  en  eut  qui  n'emportèrent  rien  du  tout. 

Ceux-ci,  qui  avaient  fui  dans  des  barbes  entraî- 
nées, 

Se  réveillèrent  dans  des  terres  qu'ils  ne  connais- 
saient pas  du  tout. 

Il  y  en  eut  qui  se  réveillèrent  en  Amérique  ; 

D'autres  en  Chine,  et  d'autres  sur  les  rives  du 
Pérou. 

Il  y  en  eut  qui  ne  se  réveillèrent  pas  du  tout  ; 

puis  —  Guzman  chanta  la 

RONDE 

DES   MALADIES 


dont  je  ne  rapporterai  que  la  fin  : 

...A  Damiette,  je  pris  les  fièvres. 
A  Singapore,  je  vis  mon  corps  s'orner  d'effloreS' 
cences  blanches  et  mauves. 


94  LES  NOURRITURES  TERRESTRES 

A  la  Terre  de  Feu,  toutes  mes  dents  tombèrent. 
Sur  le  Congo,  un  caïman  me  mangea  un  pied. 
Dans  les  Indes,  me  prit  une  maladie  de  langueur, 
Qui  fit  ma  peau  admirablement  verte  et  com.me 
transparente  ; 
Mes  yeux  semblaient  sentimentalement  agrandis. 

Je  vivais  dans  une  cité  lumineuse  ;  tous  les  soirs 
il  s'y  commetlait  tous  les  crimes  et  pourtant,  non 
loin  du  poff,  continuaient  de  flotter  des  galères  que 
Von  ne  parvenait  pas  à  remplir.  Un  matin  je  partis 
sur  l'une  d'elles,  le  gouverneur  de  la  ville  ayant 
mis  à  ma  fantaisie  la  force  de  quarante  rameurs. 
Quatre  jours  et  trois  nuits  nous  naviguâmes  ;  ils 
usèrent  pour  moi  leurs  forces  admirables.  Celte 
fatigue  monotone  endormait  leur  turbulente  vi- 
gueur ;  ils  se  lassaient  à  remuer  sans  fin  Veau  des 
vagues  ;  ils  devenaient  plus  beaux  rêveurs,  et  leurs 
souvenirs  du  passé  s'en  allaient  sur  la  mer  im- 
mense.  El  nous  entrâmes  vers  le  soir  dans  une  ville 
sillonnée  de  canaux,  une  ville  couleur  de  l'or  ou 
de  la  cendre  et  qu'on  nommait  Amsterdam  ou 
Venise,  suivant  qu'elle  était  brune  ou  dorée. 


IV 


Ce  soir,  dans  les  jardins  qui  sont  au  pied  de  la 
colline  de  Fiesole,  à  mi-chemin  entre  Florence  et 
Fiesole,  dans  ces  mêmes  jardins  où,  du  temps  de 
Boccace,  Pamphile  et  Fiametta  chantaient,  —  le 
jour  trop  lumineux  achevé  —  dans  la  nuit  point 
ténébreuse,  Simiane,  Tityre,  Ménalque,  Nathanaël, 
Hélène,  Alcide  et  quelques  autres  étaient  assem- 
blés. 

Après  un  demi-repas  de  friandises  que  la  grande 
chaleur  nous  avait  permis  de  prendre  sur  la  ter- 
rasse, nous  étions  descendus  dans  les  allées  et 
maintenant,  après  des  musiques,  nous  errions  sous 
les  lauriers  et  les  chênes,  attendant  l'heure  où 
nous  étendre  sur  l'herbe,  près  des  sources  qu'un 
bosquet  de  chênes  verts  abritait,  et  nous  reposer 
longuement  de  la  fatigue  du  grand  jour. 

J'allais  de  groupe  en  grouj>e,  et  n'entendais  que 
des  propos  sans  suite,  encore  que  tous  parlassent 
de  l'amour. 

—  Toute  volupté,  disait  Eliphas,  est  bonne,  et 
a  besoin  d'être  goûtée. 


96  LES  NOURRITURES 

—  Mais  non  toutes  par  tous,  disait  Tibulle  ;  il 
faut  opter. 

Plus  loin,  à  Phèdre  et  à  Bachir,  c'était  Térence 
qui  racontait  : 

—  J'aimais,  disait-il,  une  enfant  de  race  kabyle, 
à  la  peau  noire,  de  chair  parfaite,  à  peine 
mûre.  Elle  gardait  dans  la  volupté  la  plus 
mièvTO  et  déjà  la  plus  retombée  une  gravité 
déconcertante.  Elle  était  l'ennemi  de  mes  jours 
et  les  délices  de  mes  nuits... 

Et  Symiane  avec   Hylas    : 

—  C'est  un  petit  fruit  qui  demande  à  être  sou- 
vent mangé. 

ïlylas  chantait  : 

—  Il  y  a  des  petites  voluptés  qui  ont  été  pour 
nous,  comme,  sur  les  bords  des  routes,  ces  petits 
fruits  de  maraude,  aigres,  et  qu'on  aurait  voulu 
plus  sucrés. 

Sur  l'herbe,  près  des  sources,  nous  nous  as- 
sîmes : 

...  un  chant  d'oiseau  de  nuit,  près  de  moi,  m'oc- 
cupa pendant  un  instant  plus  que  leurs  paroles  ; 
quand  je  recommenç<ii  d'écouter,  Hylas  parlait  : 

...  Et  chacun  de  mes  sens  a  eu  ses  désirs.  Quand 
j'ai  voulu  rentrer  en  moi,  j'ai  trouvé  mes  servi- 
teurs et  mes  servantes  à  ma  table  ;  je  n'ai  plus  eu 


TERRESTRES  97 

la  plus  petite  place  où  m'asseoir.  La  place  d'hon- 
neur était  occupée  par  la  Soif;  d'autres  soifs  lui 
disputaient  la  belle  place.  Toute  la  table  était  que- 
relleuse ;  mais  ils  s'entendaient  contre  moi.  Quand 
j'ai  voulu  m'approcher  de  la  table,  ils  se  sont  tous 
levés  contre  moi,  déjà  ivres  ;  ils  m'ont  chassé  de 
chez  moi  ;  ils  m'ont  traîné  dehors,  et  je  suis  res- 
sorti pour  aller  leur  cueillir  des  grappes. 

Désirs  !  Beaux  désirs  —  je  vous  apporterai  des 
grappes  écrasées  ;  j'emplirai  de  nouveau  vos 
énormes  coupes  ;  mais  laissez-moi  rentrer  dans  ma 
demeure  —  et  que  je  puisse  encore,  quand  vous 
dormirez  dans  l'ivresse,  me  couronner  de  pourpre 
et  de  lierre,  —  couvrir  le  souci  de  mon  front  sous 
une  couronne  de  lierre.  . 

L'ivresse  s'emparait  de  moi-même,  et  je  ne  pou- 
vais plus  bien  écouter;  par  instants,  quand  le  chant 
de  l'oiseau  se  taisait,  la  nuit  semblait  devenir  si- 
lencieuse comme  si  j'eusse  été  seul  à  la  contem 
pler  ;  par  instants  il  me  semblait  de  partout  en- 
tendre des  voix  jaillissantes  qui  se  mêlaient  à  celles 
de  notre  nombreuse  société  :  — 


Nous  aussi,  nous  aussi,  disaient-elles,  nous  avons 
connu  les  lamentables  ennuis  de  nos  âmes.  — 

Les  désirs  ne  nous  laissent  pas  tranquillement 
travailler.  — 


...    Cet  été,  tous  mes  désirs  eurent  soif. 

7 


98  LES  NOURRITURES 

Il  semblait  qu'ils  eussent  traversé  des  déserts. 

El  je  me  refusais  à  leur  donner  à  boire, 
Tant  je  les  savais  malades  pour  avoir  bu. 

(Il  y  avait  des  grappes  où  dormait  de  l'oubli  ;  il 
y  en  avait  où  mangeaient  des  abeilles  ;  il  y  en  avait 
où  du  soleil  semblait  rester.)  — 

...  Un  désir  s'est  assis  à  mon  chevet  tous  les 
soirs. 

Je  l'y  retrouve  à  chaque  aurore. 

Il  a  veillé  sur  moi  toute  la  nuit. 

J'ai  marché  ;  j'ai  voulu  lasser  mon  désir; 

Je  n'ai  pu  fatiguer  que  mon  corps. 

Chante  à  présent,  Cléodalise,  la 
RONDE 

DE  TOUS  MES  DÉSIRS 


Je  ne  sais  ce  que  j'avais  pu  rêver  cette  nuit. 
A  mon  réveil  tous  mes  désirs  eurent  soif. 
Il  semblait  qu'en  dormant,  ils  eussent  traversé 
des  déserts. 

Entre  le  désir  et  l'ennui 
Notre  inquiétude  balance.  — 

Désirs  !  Est-ce  que  vous  ne  vous  lasserez  pas? 


TERRESTRES 


Oh  !  oh  !  oh  t  oh  t  cette  petite  volupté,  qui 
passe  l  —  et  qui  sera  bientôt  passée  !  — 

Hélas!  hélas!  je  sais  comment  prolonger  ma 
souffrance  ;  mais  mon  plaisir  je  ne  sais  comment 
l'apprivoiser. 

Entre  le  désir  et  l'ennui,  notre  inquiétude  bû' 
lance. 

Et  l'humanité  tout  entière  m'a  paru  comme  un 
m,alnde  qui  se  relonrne  dans  son  lit  pour  dormir 
—  qui  cherche  le  repos  et  ne  trouve  même  pas  le 
sommeil.  — 

Nos  désirs  ont  déjà  traversé  bien  des  mondes  ; 

Ils  ne  se  sont  jamais  rassasiés. 

Et  la  nature  entière  se  tourmente, 

Entre  soif  de  repos  et  soif  de  volupté. 

Nous  avons  crié  de  détresse 
Dans  les  appartements  déserts. 

Nous  sommes  montées  sur  des  tours 
D'où  l'on  ne  voyait  que  la  nuit; 

Chiennes,  nous  avons  hurlé  de  douleur 
Le  long  des  berges  desséchées  ; 
Lionnes,  nous  avoiis  rugi  dans  l'Aurès  —  et  nous 
avons  brouté,  chamelles,  le  varech  gris  des  chotts, 


100  LES  NOURRITURES 

sucé  le  suc  des  tiges  creuses  —  car  l'eau  n'abonde 
pas  au  déseit. 

Nous  avons  traversé,  hirondelles, 
De  vastes  mers  sans  nourriture  ; 
Sauterelles,   pour  nous   nourrir  nous  avons  dû 
tout  dévaster. 
Al(pics,  nous  ont  ballotté  les  orages; 
Flocons,  nous  avons  été  roulés  par  les  vents. 

Oh  !  pour  un  immense  repos,  je  souhaite  la  mort 
salutaire  ;  et  qu'enfin  mon  di'sir  exténué  ne  puisse 
plus  fournir  à  de  nouvelles  métempsycoses.  Dé- 
sir I  je  t'ai  traîné  sur  les  routes  ;  je  t'ai  désolé  dans 
les  champs  :  je  t'ai  soûlé  dans  les  grand'villes  ; 
je  t'ai  soûlé  sans  te  désaltérer  ;  —  je  t'ai  baigné 
dans  les  nuits  pleines  de  lune  ;  je  t'ai  promené 
partout  ;  —  je  t'ai  bercé  sur  les  vagues  ;  j'ai  voulu 
t'endormir  sur  les  flots...  Désir  I  Désir  !  que  te 
ferais-je  ?  que  veux-tu  donc  ?  —  Est-ce  que  tu  ne 
te  lasseras  pas  ? 

La  lune  parut  entre  les  branches  des  chines  — 
monotone  mais  belle  autant  que  les  autres  fois. 
Par  groupes,  à  présent  ils  causaient  et  je  n'enlen- 
dais  que  dos  phrases  éparses...  il  me  sembla  que 
chacun  parlait  à  tous  les  autres  de  l'amour  et  sans 
s'inquiéter  s'il  n'était  par  aucun  autre  écoulé. 

Puis  les  conversations  se  défirent,  et  comme  la 


I 


TERRESTRES  101 

lune  disparaissait  derrière  les  branches  plus 
épaisses  des  chênes,  ils  restèrent  couchés  les  uns 
près  des  autres,  dans  les  feuilles,  écoutant  sans 
plus  les  comprendre  les  parleurs  ou  les  parleuses 
attardés  mais  dont  les  voix  plus  discrètes  ne  par- 
vinrent bientôt  plus  à  nous  que  mêlées  au  chucho- 
tement du  ruisseau  sur  les  mousses. 

Simiane,  alors  se  levant,  se  fît  une  couronne  de 
lierre  et  je  sentis  l'odeur  des  feuilles  déchirées. 
Hélène  dénoua  ses  cheveux  qui  retombèrent  sur  sa 
robe  et  Rachel  s'en  alla  recueillir  de  la  mousse 
humide  pour  en  mouiller  ses  yeux  et  les  apprêter 
au  sommeil. 

La  clarté  même  de  la  lune  disparut.  Je  restais 
étendu,  lourd  de  charme  et  grisé  jiisqu'à  la  tris- 
tesse. Je  ne  parlai  pas  dç  l'amour.  J'attendais  le 
matin  pour  partir  et  courir  au  hasard  des  routes. 
—  Déjà  depuis  longtemps  sommeillait  ma  tête 
lassée.  —  Je  dormis  quelques  heures  ;  —  puis 
quand  vint  l'aube,  je  partis.  — 


LIVRE  V 

LA  FERME 


Pluvieuse    terre    de   Normaridie  ;    campagne 
domestiquée... 

Tu  disais  :  nous  nous  posséderons  au  printemps, 
sous  telles  branches  que  je  connais  ;  tel  lieu  cou- 
vert et  plein  de  mousses  ;  il  sera  telle  heure  du 
jour  ;  Il  fera  telle  douceur  de  l'air,  et  l'oiseau  qui 
l'an  dernier  y  chantait,  chantera.  —  Mais  le  prin- 
temps vint  tard  cette  année  ;  l'air  trop  frais  pro- 
posait une  joie  différente. 

L'été  fut  languissant  et  tiède  —  mais  tu  comptais 
sur  une  femme,  qui  ne  vint  pas.  Et  tu  disais  :  cet 
automne  du  moins  compensera  ces  mécomptes  et 
consolera  mes  ennuis.  Elle  n'y  viendra  pas,  je  sup- 
pose —  mais  du  moins  rougiront  les  grands  bois. 
Certaines  journées  encore  douces,  j'irai  m'asseoir 
au  bord  de  l'étang,  où,  l'an  passé,  tant  de  feuilles 
mortes  tombèrent.  J'attendrai  l'approche  du  soir... 
D'autres  soirs  je  descendrai  sur  les  lisières  oi!i  les 
derniers  rayons  sç  reposeront...  Mais  l'automne  fut 
pluvieux  cette  année  ;  les  bois  pourris  ne  se  colo- 


106  LES  NOURRITURES 

rèrent  qu'à  peine,  et  sur  les  bords  de  l'étang  dé- 
bordé tu  ne  pouvais  venir  t'asseoir. 


Cette  année,  je  fus  sans  cesse  occupé  sur  les 
terres.  J'assistais  aux  récoltes  et  aux  labours.  Je 
pus  voir  l'automne  avancer,  La  saison  était  incom- 
parablement tiède,  mais  pluvieuse.  Vers  la  fin  de 
septembre,  une  effroyable  bourrasque,  qui  n'arrêta 
pas  de  souffler  durant  douze  heures,  sécha  les  ar- 
bres d'un  seul  côté.  Peu  de  temps  après,  les 
feuilles  qui  étaient  restées  à  l'abri  du  vent  se  do- 
rèrent. Je  vivais  si  loin  des  hommes  que  cela  me 
parut  aussi  important  à  dire  que  n'importe  quel 
événement. 


Il  y  a  des  jouis  et  d'autres  jours  encore.  Il  y  a 
des  matins  et  des  soirs. 

—  Il  y  a  des  matins  où  l'on  se  lève  avant  l'aube, 
' —  plein  de  torpeur.  0!  gris  matin  d'automne,  où 
l'âme  s'éveille  non  reposée,  si  lasse  et  d'une  si 
brûlante  veillée,  qu'elle  souhaite  dormir  encore  et 
suppute  le  goût  de  la  mort.  —  Demain  je  quitte 
cette  campagne  qui  grelotte  ;  l'herbe  est  pleine  de 
givre...  Je  sais,  comme  les  chiens  qui  dans  des 
cachettes  de  terre  ont  gardé  du  pain  et  des  os  pour 
leur  faim,  je  sais  où  me  trouver  telles  voluptés 
réservées,  —  Sortir  :  —  je  sais,  au  tournant  creux 
du  ruibseau,  un  peu  d'air  tiède  ;  au-dessus  de  la 


TERRESTRES  ^^"' 

barrière  du  bois  un  tilleul  d'or  pas  encore  dé- 
pouillé. —  Un  sourire  et  une  caresse  au  petit  gar- 
çon de  la  forge,  sur  le  cbemin  de  son  école... 
L'odeur,  plus  loin,  d'une  abondance  de  feuilles 
tombées.  Une  femme  à  qui  je  puis  sourire  :  près 
de  la  hutte,  un  baiser  à  son  petit  enfant.  Le  bruit 
des  marteaux  de  la  forge  qui,  l'automne,  s'en- 
tend de  très  loin...  Est-ce  tout?  —  Ah  1  dormons  1 
—  c'est  trop  peu  de  chose  —  et  je  suis  trop  las 

d'espérer... 

« 

Départs  horribles  dans  la  demi-clarté  d'avant 
l'aube.  Grelottement  de  l'âme  et  de  la  chair.  Ver- 
tige. On  cherche  ce  qu'on  pourrait  bien  emporter 
encore.  —  Qu'aimes-tu  tant  dans  les  départs, 
Ménalque?  —  Il  répondit  :  L'avant-goût  de  la 
mort.  Non  certes  ce  n'est  pas  tant  voir  autre  chose, 
que  me  séparer  de  tout  ce  qui  ne  m'est  pas  indis- 
pensable. Ah  1  de  combien  de  choses,  Nathanaël, 
on  aurait  encore  pu  se  passer  !  Ames  jamais  suffi- 
samment dénuées  pour  être  enfln  suffisamment 
emplies  d'amour  —  d'amour,  d'attente  et  d'espé- 
rance, qui  sont  nos  seules  vraies  possessions.  — 
Ah  1  tous  ces  lieux  où  l'on  aurait  tout  aussi  bien 
pu  vivre  1  Lieux  où  foisonnerait  le  bonheur. 
Fermes  laborieuses  ;  travaux  inestimables  des 
champs  ;  fatigue  ;  immense  sérénité  du  sommeil... 
Partons  1  et  ne  noua  arrêtons  que  n'importe  où  !..» 


II 

LE  VOYAGE  EN  DILIGENCE 


J'ai  quille  mes  vêtements  de  la  ville  qui  m'obli- 
geaient à  garder  trop  de  dignité. 


Il  était  là,  contre  moi  ;  je  sentais  aux  battements 
de  son  cœur  que  c'était  une  créature  vivante,  et  la 
chaleur  de  son  petit  corps  me  brûlait.  Il  dormait 
contre  mon  épaule  ;  je  l'entendais  respirer.  J'étais 
gêné  par  la  tiédeur  de  son  haleine,  mais  je  ne  bou- 
geais point  de  peur  de  l'éveiller.  Sa  tête  délicate 
ballottait  aux  grands  cahots  de  la  voiture  où  nous 
étions  horriblement  entassés  ;  les  autres  aussi  dor- 
maient encore,  épuisant  un  reste  de  nuit.  —  Certes 
oui,  j'ai  connu  l'amour,  l'amour  encore  et  beau- 
coup d'autres  ;  mais  de  cette  tendresse  d'alors  est- 
ce  que  je  ne  pourrai  rien  dire  .^  —  Certes  oui,  jai 
connu  l'amour. 

Je  me  suis  fait  rôdeur  pour  pouvoir  frôler  tout 
ce  qui  rôde  ;  je  me  suis  épris  de  tendresse  pour 


LES  NOURRITURES  TERRESTRES  109 

tout  ce  qui  ne  sait  où  se  chauffer,  et  j'ai  passion- 
nément aimé  tout  ce  qui  vagabonde. 


Il  y  a  quatre  ans,  je  me  souviens,  je  passai  la  fin 
d'un  jour  dans  cette  petite  ville  que  je  retraverse 
à  présent  ;  la  saison  était,  comme  à  présent,  l'au- 
tomne ;  ce  n'était  non  plus  pas  un  dimanche  et 
l'heure  chaude  était  passée. 

Je  me  promenais,  je  me  souviens,  comme  à  pré- 
sent, dans  les  rues,  jusqu'à  ce  que  sur  le  bord  de 
la  ville  s'ouvrît  un  jardin  en  terrasse  dominant 
lia  belle  contrée. 

Je  suis  la  même  route  et  je  reconnais  tout  —  je 
remets  mes  pas  sur  mes  pas  et  mes  émotions... 
Il  y  avait  un  banc  de  pierre  où  je  m'assis.  —  Voici. 
—  J"y  lisais.  Quel  livTe  ?  —  ah!  :  Virgile.  —  Et 
j'entendais  monter  le  bruit  des  battoirs  des  la- 
veuses. —  Je  l'entends.  —  L'air  était  calme,  — 
comme  aujourd'hui. 

Les  enfants  sortent  de  l'école  ;  je  m'en  souviens. 
Des  passants  passent,  comme  ils  passèrent.  Le  so- 
leil se  couchait  ;  voici  le  soir  ;  et  les  chants  du 
jour  vont  se  taire... 

C'est  tout. 

Mais,  dit  Angèle,  cela  ne  suffît  pas  pour  faire 
une  poésie... 

Alors  laissons  cela,  répondis-je. 


110  LES  NOURRITURES 


—  Nous    avons    conriu    le    lever    hâtif    d'avant 
l'aube. 

Le  postillon  attelle  les  chevaux  dans  la  cour. 

Des   seaux  d'eau   lavent  le   pavé!    Bruit  de   la 
■pompe. 

Tête  enivrée  de  qui  n'a  pu  dormir  à  force  de 
pensées.  Lieux  que  l'on  doit  quitter  ;  petite 
chambre  ;  ici,  pendant  un  instant,  j'ai  posé  ma  tête  ; 
j'ai  senti  ;  j'ai  pensé  ;  j'ai  veillé.  —  Qu'on  meure! 
et  qu'importe  où  ;  —  dès  qu'on  ne  vit  plus,  cest 
n'importe  où  et  nulle  part.  —  Vivant,  je  fus  ici... 
Chambres  quittées  !  Merveille  des  départs  que  je 
n'ai  jamais  voulu  tristes.  Une  exaltation  me  vint 
toujours  de  la  possession  présente  de  ceci.  —  A 
CETTE  fenêtre,  penchons-nous  donc  encore  un  ins- 
tant... Il  vient  un  instant  de  partir.  Celui-ci  je  le 
veux  immédiatement  qui  le  précède...  pour  me 
pencher  encore  dans  cette  nuit  presque  achevée, 
vers  l'infinie  possibilité  du  bonheur... 

Instant  charmant,  verse  à  l'immense  azur  un 
flot  d'aurore... 

La  diligence  est  prête.  Parlons  !  —  que  tout  ce 
que  je  viens  de  penser  se  perde  comme  moi  dans 
l'étourdissement  de  la  fuite... 

Passage  de  forêt  —  zone  de  températures  par- 
fumées. Les  plus  tièdes  ont  l'odeur  de  la  terre  ; 
les   plus   froides,   l'odeur   des   feuilles   rouies.    — 


TERRESTRES  111 

J'avais  les  yeux  fermas  ;  je  les  ronvre.  Oui  :  voilà 
les  feuilles  ;  voici  le  terreau   remué... 

Strasbourg^ 

0  «  folle  cathédrale  !  »  —  avec  ta  tour  aérienne  ! 
—  du  sommet  de  ta  tour,  comme  d'une  nacelle 
balancée,  on  voyait  sur  les  toits  les  cigognes 
orthodoxes  et  compassées 
avec  leurs  longues  pâlies, 
lentement,  —  parce  que  c'est  très  difficile  de  s'en 
servir. 

Auberges. 

Ln  nuit  j'allais  dormir  au  fond  des  granges  ; 
Le  postillon  venait  me  retrouver  dans  le  foin. 


Auberges. 

î....  à  mon  troisième  verre  dé  kirsch,  un  sang  plus 
chaud  commença  de  circuler  sous  mon  crâne  ; 

à  mon  quatrième  verre,  je  commençai  de  res- 
sentir cette  légère  ivresse  qui,  rapprochant  tous 
les   objets,    les   mettait   à    portée   de    ma    prise  ; 

au  cinquième,  la  salle  oij  j'étais,  le  monde,  me 
sembla  prendre  enfin  des  proportions  plus  su- 
blimes, où  mon  sublime  esprit,  plus  librement, 
évoluait  ; 


112  LES  NOURRITURES 

au  sixième  verre,  en  étant  un  peu  fatigué,  je  m'en- 
dormis. 

(Toutes  les  joies  de  nos  sens  ont  été  imparfaites 
comme  des  mensonges.) 


Auberge$. 

J'ai  connu  le  vin  lourd  des  auberges,  qui  revient 
avec  un  goût  de  violette  et  procure  le  sommeil 
épais  de  midi.  J'ai  connu  l'ivresse  du  soir,  quand 
il  semble  que  toute  terre  vacille  sous  le  seul  poids 
de  votre  puissante  pensée.  — 

Nathanaël,  je  te  parlerai  de  l'ivresse.  —  Natha- 
naël,  souvent  le  plus  simple  assouvissement  me  fut 
une  ivresse,  tant,  avant,  j'étais  i\Te  déjà  de  désirs. 
Et  ce  que  je  cherchais  sur  les  roules,  ce  n'était 
pas  d'abord  tant  une  auberge  que  ma  faim. 

Ivresses  —  du  jeûne,  quand  on  a  marché  de  très 
bon  matin,  et  que  la  faim  n'est  plus  un  appétit 
mais  un  vertige  ;  ivresse  de  la  soif  lorsqu'on  a 
marché  jusqu'au  soir. 

Le  plus  frugal  repas  me  devenait  alors  excessif 
comme  une  débauche  et  je  goûtais  après,  lyrique- 
ment,  l'intense  sensation  de  ma  vie.  Alors,  l'apport 
voluptueux  de  mes  sens  faisait  de  chaque  objet  qui 
les  toucliait,  comme  mon  palpable  bonheur. 

J'ai  connu  l'ivresse  qui  déforme  légèrement  les 


TLURESTRES  113 

pensées...  Je  me  souviens  d'un  jour  où  elles  se  dé- 
duisaient comme  des  tuyaux  de  lorgnette  ;  l'avant' 
dernière  semblait  toujours  déjà  la  plus  fine  ;  et 
puis  il  en  sortait  toujours  une  plus  jinc  encore.  — 
Je  me  souviens  d'un  jour  où  elles  devenaient  si 
rondes  que  vraiment  il  n'y  avait  plus  qu'à  les 
laisser  rouler.  Je  me  souviens  d'un  jour  où  elles 
étaient  si  élastiques  que  chacune  prenait  successi- 
vement  les  formes  de  toutes,  et  réciproquement. 
D'autres  fois  c'en  était  deux  qui,  parallèles,  sem- 
blaient  vouloir  croître  ainsi  pour  jusqu'au  fond  de 
l'éternité. 

J'ai  connu  l'ivresse  qui  vous  fait  croire  meilleur, 
plus  grand,  plus  respectable,  plus  vertueux,  plus 
riche,  etc.  —  que  l'on  n'est. 

Automnes. 

Il  y  avait  de  grands  labours  dans  les  plaines. 
Les  sillons  fumaient  dans  le  soir  ;  et  les  chevaux 
lasiés  prenaient  une  allure  plus  lente.  Chaque  soir 
m'enivrait  comme  si  j'y  sentais  pour  la  première 
fois  l'odeur  de  la  terre.  J'aimais  alors  m'asseoir  au 
talus  de  l'orée,  parmi  les  feuilles  mortes  ;  écoutant 
les  chants  des  labours,  regardant  le  soleil  exténué 
s'endormir  au  fond  de  la  plaine.  — 

Saison  humide  ;  pluvieuse  terre  normande... 

Promenades.  —  Landes,  mais  sans  âpreté.  —  Fa- 
laises. —  Forêts.  —  Ruisseau  remonté.  Repos  à 
l'ombre  ;  causeries.  —  Fougères  rousses. 

8 


114  LiiS  I\0URR1TURES 

Ah  !  pensions-iiOTiS,  —  que  ne  le  renconlrâmes- 
nous  en  voyage,  prairie,  et  que  nous  eussions  voulu 
traverser  à  cheval.  (Elle  était  complètement  en- 
tourée de  forêts.) 

Promenades  le  soir. 

Promenades  la  nuit.  — ■ 

Promenades. 

...  Être  me  devenait  énormément  voluptueux. 
J'eusse  voulu  goùler  toutes  les  formes  de  la  vie  ; 
celle  des  poissons  et  ùes  plantes.  Entre  toutes  les 
joies  des  sens,  j'enviais  celles  du  toucher.  — 

Un  arbre  isolé,  dans  une  plaine,  à  l'automne, 
environné  d'ondée  ;  ses  feuille?  roussies  tom- 
baient ;  je  pensais  que  l'eau  abreuvait  pour  long- 
temps ses  racines,  dans  la  terre  profondément  im- 
bibée. 

—  A  cet  âge,  mes  pieds  nus  étaient  friands  du 
contact  de  la  terre  mouillée,  du  clapot  des  flaques, 
de  la  fraîcheur  ou  de  la  tiédeur  de  la  boue.  Je  sais 
pourquoi  j'aimais  tant  l'eau  et  surtout  les  choses 
mouillées  :  c'est  que  l'eau  plus  que  l'air  nous 
donne  la  sensation  immédiatement  différente  de 
see  températures  variées.  —  J'aimais  les  souffles 
nîouillés  de  l'automne...  Pluvieuse  terre  de  Nor- 
mandie!.., 


TERRESTRES  115 


,  La  Roque. 

Les  chariots  sont  rentrés  chargés  <Ic  moissons 
odorantes. 

Les  greniers  se  sont  emplis  de  foin. 

Chariots  pesants,  heurtés  aux  talus,  cahotés  aux 
ornières  ;  que  de  fois  vous  me  ramenâtes  des 
champs,  couché  sur  les  tas  d'herbes  sèches,  parmi 
les  rudes  garçons  faneurs. 

Quand  pourrai-je,  ah  I  couché  sur  les  meules, 
attendre  encore  le  soir  venir  ?  — 

Le  soir  venait  ;  on  atteigTinit  les  granges  —  dans 
Ja  cour  de  la  ferme  où  les  derniers  rayons  s'attar- 
daient. 


III 

LA   FERME 


Fermier  1 

Fermier  1  chante  ta  ferme.  —  Je  veux  m'y  re- 
poser un  instant  —  et  rêver,  auprès  de  tes  granges, 
à  l'été  que  les  parfums  des  foins  me  rappelleront. 

Prends  tes  clefs  —  une  à  une  —  ouvre-moi 
chaque  porte... 

La  première  est  celle  des  gTanges... 

Ah  !  que  si  les  temps  sont  fidèles!...  ah!  que  dans 
la  chaleur  des  foins  ne  reposé-je  près  de  la 
grange!...  au  lien  de,  vagabond,  à  force  de  ferveur, 
vaincre  l'aridité  du  désert!...  J'écouterais  les  clmnts 
des  moissonneurs,  et  je  verrais,  tranquille,  rassuré, 
les  moissons,  provisions  inestimables,  rentrer  sur 
les  chariots  accablés  —  comme  d'attendantes  ré- 
ponses aux  questions  de  nies  désirs.  Je  n'irais  plus 
chercîier  de  quoi  les  rassasier  dans  la  plaine  ;  ici 
je  les  gorgerais  à  loisir. 

Il  est  un  temps  de  rire  —  et  il  est  un  temps 
'd'avoir  ri. 


LES  NOURRITURES  TERRESTRES  117 

Il  est  un  temps  de  rire,  certes  —  puis  de  se  sou- 
venir d'avoir  ri. 

Certainement,  Nathanaël,  c'était  moi-même,  moi, 
pas  un  autre,  qui  regardais  ces  mêmes  herbes 
s'agiter —  ces  herbes  maintenant,  qui  pour  l'odeur 
des  foins  sont  flétries,  comme  toutes  les  choses 
coupées  —  ces  herbes  vivre,  être  vertes  et  blondes, 
se  balancer  au  vent  du  soir.  —  Ah!  que  ne  revenir 
au  temps  où,  couchés  au  bord  des  pelouses... 
l'herbe  profonde  accueillait  notre  amour.  —  Le 
gibier  circulait  sous  les  feuilles  ;  chacune  de  ses 
sentes  était  une  avenue  ;  et  quand  je  me  penchais 
et  regardais  de  près  la  terre,  de  feuille  en  feuille, 
de  fleur  en  fleur,  je  voyais  une  multitude  d'in- 
sectes. 

Je  connaissais  l'humidité  du  sol  à  l'éclat  du  vert 
et  à  la  nature  des  fleurs  ;  tel  pré  se  constellait  de 
m.arguerites  ;  mais  les  pelouses  que  nous  préférions 
et  dont  profitait  notre  amour  étaient  toutes  blan- 
chies d'ombelles,  les  unes  légères,  les  autres,  celles 
de  la  grande  berce,  opaques  et  considérablement 
élargies.  Vers  le  soir,  elles  semblaient,  dans  l'herbe 
devenue  plus  profonde,  flotter,  comme  des  mé- 
duses luisantes,  libres,  détachées,  de  leur  tige, 
soulevées  par  la  brume  montante. 
* 

La  seconde  porte  est  celle  des  greniers. 

Monceaux  de  grains,  je  vous  louerai  —  mes 
fermes  sont  closes!  —  Céréales  :  blés  roux  :  richesse 


j^g  LES  NOURRITURES 

'dans  l'attente,  instimahle  provision.  —  Que  notre 
pain  s'épuise I  Greniers,  j'ai  votre  clef.  Monceaux 
de  grains,  vous  êtes  là.  Serez-vous  tous  mangés 
avant  que  ma  faim  ne  se  lasse?  —  Dans  les  champs 
les  oiseaux  du  ciel,  dans  les  greniers  les  rats  —  et 
tous  les  pauvres  à  nos  tables...  En  reste-t-il  jus- 
qu'au bout  de  ma  faim?...  —  Grains,  je  garde  de 
vous  une  poignée  ;  je  la  sème  en  mon  champ  si 
fertile  ;  je  la  sème  en  la  bonne  saison  ;  un  grain 
en  produit  cent,  un  autre  mille... 

Grains!  où  ma  faim  abonde,  grains!  vous  aurez 
surabondé!  —  Blés  qui  poussez  d'abord  comme 
une  petite  herbe  verte,  dites  quel  épi  jaunissant 
portera  votre  tige  courbée!  —  Chaume  d'or,  ai- 
grettes et  gerbes  —  poignée  de  grains  que  j'ai  se- 
més... 

* 

La  troisième  porte  est  celle  de  la  laiterie  : 

Repos!  silence;  égouttement  sans  fin  des  claies 
où  les  fromages  se  rétrécissent  ;  tassement  des 
mottes  dans  les  manchons  de  métal  ;  par  les  jours 
de  grande  chaleur  de  juillet,  l'odeur  du  lait  caillé 
paraissait  plus  fraîche  et  plus  fade...  non,  pas  fade  : 
—  mais  d'une  âcreté  si  discrète  et  si  délavée  qu'on 
ne  la  sentait  qu'au  fond  des  narines  et  déjà  plutôt 
goût  que  parfum. 

Baratte  qu'on  entretient  de  la  plus  grande  pro- 
preté. Petits  pains  de  beurre  sur  des  feuilles  de 
choux;  —  mains  rouges  de  la  fermière!  fenêtres 


TERRESTRES  119 

toujours  ouvertes,  mais  tendues  de  toiles  de  nié!al 
pour  empêcher  les  chats  et  les  motiches  d'entrer. 
Les  jattes  sont  alignées,  pleines  de  lait  toujours 
plus  jaune  jusiju'à  ce  que  toute  la  crème  en  soit 
m.ontée.  —  La  crème  affleure  lentement  ;  elle  se 
boursoufle  et  se  ride  et  le  petit-lait  s'en  dépouille. 
Quand  il  s'en  est  complètement  appauvri  on  en- 
lève... {Mais,  Nathanaël,  je  ne  peux  te  raconter  tout 
cela.  —  J'ai  un  ami  qui  fait  de  l'agriculture  et  qui 
pourtant  en  parle  merveilleusement  ;  —  il  m'ei- 
plique  l'utilité  de  chaque  chose  et  m'enseigne 
comme  quoi  même  le  petit-lait  n'est  pas  perdu.) 
{En  Normandie  on  te  donne  aux  f)orcs,  mais  il 
paraît  qu'il  y  a  mieux  à  en  faire  que  ça.) 
* 
La  quatrième  porte  ouvre  sur  l'étable  : 

Elle  est  intolérablcment  tiède,  mais  les  vaches 
sentent  bon...  Ahl  que  ne  suis-je  au  temps  où, 
avec  les  enfants  du  fermier  dont  la  chair  en  sueur 
sentait  bon,  au  temps  où  nous  courions  entre  les 
jambes  des  vaches  ;  nous  cherchions  des  œufs  dans 
les  coins  des  râteliers  ;  nous  regardions,  pendant 
des  heures,  les  vaches  ;  nous  regardions  choir, 
éclater  les  bouses  ;  on  pariait  à  celle  qui  fienterait 
la  première,  et  un  jour  je  m'enfuis  terrifié  parce 
que  je  crus  qu'il  y  en  avait  une  qui  allait  tout  d'un 
coup  faire  un  veau. 

* 

La  cinquième  porte  est  celle  du  fruitier  : 


120  LES  NOURRITURES 

Devant  une  baie  de  soleil,  les  raisins  sont  pendus 
à  des  ficelles  ;  chaque  grain  médite  et  mûrit,  ru- 
mine en  secret  la  lumière  ;  il  élabore  un  sucre 
parfumé.  —  Poires.  Amoncellement  des  pommes. 
—  Fruits I  j'ai  mangé  votre  pulpe  juteuse I  j'ai  re- 
jeté les  pépins  sur  la  terre;  qu'ils  germent!  pour 
nous  redonner  le  plaisir.  Amande  délicate;  pro- 
messe de  merveille  ;  nucléole  ;  petit  printemps 
qui  dort  en  attendant.  Graine  entre  deux  étés , 
graine  par  l'été  traversée.  —  Nous  songeons  en- 
suite, Nalhanaël,  à  la  germination  douloureuse 
(l'effort  de  l'herbe  pour  sortir  du  grain  est  admi- 
rable.) —  Mais  émerveillons-nous  à  présent  de 
ceci  :  chaque  fécondation  s'accompagne  de  volupté. 
Le  fruit  s'enveloppe  de  saveur  ;  et  de  plaisir  toute 
persévérance  à  la  vie.  Pulpe  du  fruit,  preuve  sapide 
de  l'amour! 

» 

La  sixième  porte  est  celle  du  pressoir  : 

Ah!  que  ne  suis-je  étendu,  maintenant,  sous  le 
hangar  —  où  la  chaleur  défaille  —  près  de  toi, 
parmi  la  pressure  des  pommes,  parmi  les  acres 
pommes  pressurées.  Nous  chercherions,  oh!  Sula- 
mite!  si  la  volupté  de  nos  corps,  sur  les  pomrnes 
m,ouillées,  est  moins  prompte  à  tarir,  plus  prolon- 
gée, sur  les  pommes,  —  soutenue  par  leur  odeur 
sucrée...  Le  bruit  de  la  meule  berce  mon  souvenir... 
* 

La  seplième  porte  ouvre  sur  la  distillerie  : 


TERRESTRES  Î21 

Pénombre  ;  foyer  ardent  ;  machines  ténébreuses  ; 
—  le  cuivre  des  bassines  surgit.  Alambic  ;  sa  sup- 
puration mystérieuse,  précieusement  recueillie, 
{j'ai  vu  de  même  recueillir  la  résine  des  pins,  la 
gomme  maladive  des  merisiers,  le  lait  des  figuiers 
élastiques,  le  vin  des  palmiers  étêtés.)  —  Fiole 
étroite  ;  toute  une  vague  d'ivresse,  en  toi,  se  con- 
centre, déferle  ;  l'essence,  avec  tout  ce  qu'il  y 
avait  de  délicieux,  de  puissant  dans  le  fruit  ;  de 
délicieux  et  de  parfumé  dans  la  fleur.  —  Alam- 
bic :  ah!  goutte  d'or  qui  va  suinter.  {Il  y  en  a  de 
plus  sapides  que  le  jus  concentré  des  cerises  ; 
d'autres  odorantes  comme  les  prés.)  Nathanaël! 
c'est  là  vraiment  une  vision  miraculeuse  ;  il  semble 
qu'un  printemps  tout  entier  se  soit  ici  tout  con- 
centré... Ah!  que  mon  ivresse  à  présent  théâtrale- 
ment le  déploie.  —  Que  je  boive,  enfermé  dans  cette 
salle  très  obscure  et  dont  je  ne  m'apercevrai  plus 
—  que  je  boive  de  quoi  redonner  à  ma  chair  — 
et  pour  libérer  mon  esprit,  —  la  vision  de  tout 
l'ailleurs  que  je  souhaite... 


La  huitième  porte  est  celle  des  remises. 

—  Ahl  j'ai  brisé  ma  coupe  d'or  —  je  me  réveille. 
L'ivresse  n'est  jamais  qu'une  substitution  du  bon- 
heur :  —  Berlines!  toute  fuite  est  possible;  traî- 
neaux, pays  glacé,  j'attelle  à  vous  mes  désirs.  — 
Nathanaël,  nous  irons  vers  les  choses  :  nous  attein- 


122  LES  NOURRITURES  TERRESTRES 

drons  successivement  à  tout.  J'ai  de  l'or  dans  les 
joules  de  ma  selle  ;  dans  mes  coffres,  des  fourrures 
qui  feraient  presque  aimer  le  froid.  Roues,  qui 
compterait  vos  tours  dans  la  fuite.  Calèches,  mai- 
sons légères,  pour  nos  délices  suspendues,  que 
noire  fantaisie  vous  enlève I  Charrues,  que  des 
bœufs  sur  nos  champs  vous  promènent!  creusez 
la  terre  comme  un  boutoir  :  le  soc  inemployé  dans 
le  hangar  se  rouille,  et  tous  ces  instruments...  Vous 
toutes,  possibilités  oisives  de  nos  êtres,  en  souf- 
france, attendant  —  attendant  que  s'attelle  à  vous 
un  désir,  —  pour  qui  veut  des  plus  belles  contrées. 
Qu'une  poussière  de  neige  nous  suive,  que  sou- 
lèvera notre  rapidité...  Traîneaux  1  j'attelle  à  vous 
tous  mes  désirs... 


La  dernière  porte  ouvrait  sur  la  plaine. 


LIVRE  VI 


i 


LYNCÉUS 


LYNCÉUS 


iam  sehen  gehoren. 
Zurn  schauen  beslellt. 

GcETHE  (Faust,  II) 

Commandements  de  Dieu,  vous  avez  endolori 
m.on  âme. 

Commandements  de  Dieu,  serez-vous  dix  ou 
vingt  ? 

Jusqu'où  rétrécirez-vous  vos  limites? 

Enseignerez-vous  qu'il  y  a  toujours  plus  de 
choses  défendues  ? 

—  De  nouveaux  châtiments  promis  à  la  soif 
de  tout  ce  que  j'aurai  trouvé  beau  sur  la  terre? 

Commandements  de  Dieu,  vous  avez  rendu  ma- 
lade mon  âme, 

Vous  avez  entouré  de  murs  les  seules  eaux  pour 
me  désaltérer. 

...  Mais  je  me  sens  à  présent,  h'athanaël,  plein 
de  pitié  pour 
les  fautes  délicates  des  hommes. 


* 

•  * 

Nathannël,  je  t'enseignerai  que  toutes  choses  sont 
divinement  naturelles. 

Nathanacl,  je  te  parlerai  de  tout. 

—  Je  mettrai  dans  tes  mains,  petit  pâtre,  une 
houlette  sans  mclal,  et  nous  guiderons  doucement, 
en  tous  lieux,  des  brebis  qui  n'ont  encore  suivi 
aucun  maître. 

pâtre,  je  guiderai  tes  désirs  vers  tout  ce  qu'il  y 
a  de  beau  sur  la  terre. 

IS'athanaël,  je  veux  enflammer  tes  lèvres  dune 
soif  nouvelle,  —  et  puis  approcher  d'elles  des 
coupes  pleines  de  fraîcheur  ;  —  j'ai  bu  —  je  sais 
les  sources  où  les  lèvres  se  désaltèrent. 

Nathanaël,  je  te  raconterai  les  sources  : 

Il  y  a  des  sources  qui  jaillissent  des  rochers  ; 

Il  y  en  a  qu'on  voit  sourdre  de  sous  les  gla- 
ciers — 


LES  NuLIiRlTURES  TERRESTRES  127 


Il  y  en  a  de  si  bleues  qu'elles  en  ont  l'air  plus 

profondes  ; 
(A  Syracuse  la  Cyané  merveilleuse  à  cause  de 
cela. 
Source   azurée  ;  vasque  abritée  ;  éclosion   d'eau 
entre  des  papyrus  ;  nous  nous  sommes  penchés  de 
la  barque  ;  sur  un  gravier  qui  semblait  de  saphirs, 
des  poissons  d'azur  naviguaient.) 

A  Zaghouan,  de  la  Nymphée  jaillissent  les  eaux 
qui  jadis  abreuvaient  Carlhage. 

A  Vaucluse,  l'eau  sort  de  terre,  abondante  comme 
si  elle  coulait  depuis  longtemps  ;  c'est  déjà  presque 
un  fleuve,  et  qu'on  peut  remonter  sous  la  terre  ; 
il  traverse  des  grottes  et  s'imprègne  de  nuit.  La 
lumière  des  torches  vacille,  est  oppressée  ;  puis 
il  y  a  un  endroit  tellement  sombre  qu'on  se  dit  : 
Non,  jamais  je  ne  pourrai  remonter  ce  fleuve  plus 
avant. 

Il  y  a  des  sources  ferrugineuses,  qui  colorent 
somptueusement  les  rochers. 

Il  y  a  des  sources  sulfureuses,  dont  l'eau  verte 
et  chaude  paraît  d'abord  empoisonnée,  —  mais  Na- 
thanaël,  lorsqu'on  s'y  baigne,  la  peau  devient  si 
suavement  douce,  qu'après  elle  est  encore  plus 
délicieuse  à  tcr;rliCT. 


'^'  LES  NOURRITURES 

Il  y  a  des  sources  d'où  s'essorent  des  brumes  au 
soir;  brumes  qui  flollent  autour  dans  la  nuit  et 
qui,   le  matin,   lentement  se  dissipent. 

Petites  sources  très  simples,  étiolées  entre  les 
mousses  et  les  joncs. 

Sources  où  viennent  laver  les  laveuses  et  qui 
font  tourner  des  moulins. 

Inépuisable  provision!  jaillissement  des  eaux 
Abondance  de  l'eau  sous  les  sources  ;  réservoirs 
cac.és;  vases  déclos.  La  roche  dure  ilatera  La 
montagne  se  couvrira  d'aibusles  ;  -  les  oavs  aridet 
se^^réjouiront  et  toute  l'amertume  du  d'sert  fleu! 

Plus  de  sources  jaillissent  de  la  terre  oue  nous 
n  avons  de  soifs  pour  les  boire  ^ 

refombenT;  '""  ""'"^^'^'^^  '  ^'^P^"-  ^^^-^^^  ^-^ 
■  L'on  manque  d'eaux  dans  la  plaine  oue  li 
Plame  v.enne  boire  aux  montognes"^-  ou  q^d  s 

phinè'  '"T'T  ^"'^^"^  ''^-'  ^^^  monts':^ers  la 
plame.  _  Irngnl.ons  prodigieuses  de  Grenade  - 
Réservoirs  ;  Nyn.phées.  -  Certes,  il  y  a  d'extraor 
dmarros  beautés  dans  les  sourc  s  -  d'exîr  ordi' 
na.res  délices  à  s'y  baigner  :  Piscinesl  P isdnesi 
nous  sortirons  de  vous  purifiés  -^^sanesl 


TERRESTRES  129 

Comme  le  soleil  dans  l'aurore 
La  lune  dans  la  rosée  de  la  nuit  — 
Dans  votre  humidité  courante... 
Nous  laverons  nos  membres  fatigués. 

Il  y  a  d'extraordinaires  beautés  dans  les  sources  ; 
et  les  eaux  qui  filtrent  sous  la  terre.  Elles  appa- 
raissent après  aussi  claires  que  si  elles  avaient  tra- 
versé du  cristal  ;  il  y  a  d'extraordinaires  délices  à 
les  boire  :  elles  sont  pâles  comme  l'air,  incolores 
comme  si  elles  n'étaient  pas,  et  sans  goût  ;  on  ne 
s'aperçoit  d'elles  que  par  leur  extrême  fraîcheur  et 
c'est  comme  leur  vertu  cachée.  Nathanaël,  as-tu 
compris  qu'on  puisse  désirer  les  boire? 

Les  plus  grandes  joies  de  mes  sens 

Ç'ont  été  des  soifs  étanchées. 

Je  te  dirai  maintenant,  Nathanël,  la 

RONDE 

DE    MES    SOIFS    ÉTANCHÉES 


Car   no'r.s 


nvnns   eu   pour   npnrnrhpr   rlet   counes 

pic,,,,  s  '■ 

Des  lèvres  plus  tendues  que  vers  des  baisers  ; 
Coupes  pleines  si  vite  vidées... 


130  LES  NOURRITURES 

Les  plus  grandes  joies  de  mes  sens 
Ç'ont  été  des  soifs  éianchées... 


Il  est  des  boissons  qu'on  prépare 
Avec  le  jus  des  oranges  pressurées 

Des  citrons,  des  limons, 
Et  qui  rafraîchissent  parce  qu'elles  sont 

A  la  fois  acides  et  douceâtres. 

J'ai  bu  dans  des  verres  si  m,inces 

Qu'on  pensait  les  briser  avec  sa  bouche 

Avant  même  que  les  dents  ne  les  touchent 

Et   les   boissojis   semblent   nieilleures   là-dedans^ 

Car  presque  rien  de  nos  lèvres  ne  les  sépare. 

J'ai  bu  dans  des  gobelets  élastiques 

Qu'on  pressait  entre  ses  deux  mains 

Pour  en  faire  monter  le  vin  jusqu'à  ses  lèvres. 

J'ai  bu  des  sirops  lourds  dans  de  grossiers  verres 
d'auberges, 

Aux  soirs  des  jours  où  j'avais  marché  sous  le 
soleil  ;  — 

Et  parfois  Veau  très  froide  des  citernes 

Me  faisait  mieux  sentir,  après,  l'ombre  du  soir. 

J'ai  bu  de  l'eau  qu'on  avait  gardée  dans  des 
outres 

Et  qui  sentait  la  peau  de  chèvre  goudronnée. 


TERRESTRES  131 


J'ai  bu  des  eaux  presque  couché  sur  la  rive 
Des  ruisseaux  où  j'aurais  voulu  me  baigner  — 
Les  deux  bras  nus  plongeant  dans  l'eau  vive 
Jusqu'au  fond,  où  l'on  voit  les  cailloux  blancs 
s'agiter... 
Et  la  fraîcheur  m'entrait  aussi  par  les  épaules. 

Les  bergers  buvaient  Veau  dans  leurs  mains  i 
Je  leur  appris  à  l'aspirer  avec  des  pailles. 

Certains  jours  je  marchais  au  grand  soleil, 
L'été,  durant  les  heures  les  plus  chaudes, 
Cherchant  de  grandes  soifs  à  pouvoir  élancher. 

Et  vous  souvenez-vous,  mon  ami,  qu'une  nuit, 
'durant  notre  affreux  voyage,  nous  nous  sommes 
relevés,  transpirants,  —  pour  boire,  à  la  cruche  de 
terre,  l'eau  qu'elle  avait  faite  glacée? 

•  *■ 

Citernes,  puits  cachés  où  descendent  des  femmes. 
Eaux  qui  n'ont  jamais  vu  la  lumière;  goût  de 
l'ombre.  —  Eaux  très  aérées.  —  Eaux  anormale- 
ment transparentes,  et  que  je  souhaitais  azurées,  — 
ou  mieux  vertes,  pour  qu'elles  me  parussent  plus 
gelées  —  et  légèrement  aniséesr 


132  LES  NOURRITURES 

Les  plus  grandes  joies  de  mes  sens 
Ç'ont  élé  des  soifs  éfanchces. 


Non  !  tout  ce  que  le  ciel  a  d'étoiles,  tout  ce  qu'il 
y  a  de  perles  dans  la  mer,  de  plumes  blanches  au 
bord  des  golfes,  je  ne  les  ai  pas  encore  toutes 
comptées. 

Ni  tous  les  murmures  des  feuilles  ;  ni  tous  les 
sourires  de  l'aurore  ;  ni  tous  les  rires  de  l'été.  — 
Et  maintenant  encore  que  dirai-je  ?  —  Parce  que 
ma  bouche  se  tait,  pensez-voias  que  mon  cœur  re- 
pose ? 

0  champs  baignés  d'azur! 
0  champs  trempés  de  miel  ! 

Les  abeilles  viendront,  lourdes  de  cire... 

J'ai  vu  des  ports  obscurs  où  l'aube  était  cachée 

derrière  le  treillis  des  vergues  et  des  voiles. 

Le  départ  furtif  des  barques,  au  matin,  entre 

les  coques  des  grands  navires.  On  se  courbait  pour 
passer  sous  les  câbles  tendus  des  amarres.  —  La 
nuit  j'ai  vu  partir  des  galions  sans  nombre,  s'en- 
îonçant  dans  la  nuit,  s'enfonçant  vers  le  jour. 


Ils  ne  sont  pas  si  brillants  que  les  perles  ;  ils  ne 
sont  pas  si  luisants  que  l'eau  ;  les  cailloux  du  sen- 
tier pourtant  brillent.  Réceptions  douces  de  la  lu- 


TERRESTRES  133 

mière  dans  les  eentiers  couverts  où  je  marchais. 

Mais  de  la  phosphorescence,  Nathanaël,  ah  1  quo 
diral-je  ?  La  matière  est  infiniment  poreuse  à  l'es- 
prit, acceptante  de  toutes  les  lois,  obéissante  !  trans- 
parente de  part  en  part.  —  Tu  n'as  pas  vu  les 
murs  de  cette  cité  musulmane  rougir  le  soir, 
s'éclairer  faiblement  la  nuit.  Murs  profonds  où  la 
lumière  durant  le  jour  s'est  déversée  ;  muTS  blancs 
comme  le  métal  à  midi  (la  lumière  s'y  thésaurise)  ; 
dans  la  nuit  vous  sembliez  la  redire,  la  raconter 
très  faiblement.  —  Cités,  vous  m'avez  semblé  trans- 
parentes !  vues  de  la  colline,  de  là-bas,  dans  la 
grande  ombre  de  la  nuit  enveloppante,  vous  luisiez, 
pareilles  à  ces  creuses  lampes  d'albâtre,  images 
d'un  cœur  religieux  —  pour  la  clarté  qui  les 
emplit  comme  poreuses,  et  dont  la  lueur  suppure 
autour  comme  du  lait. 

Cailloux  blancs  des  routes  dans  l'ombre  ;  récep- 
tacles de  clarté.  Bruyères  blanches  dans  les  crépus- 
cules des  landes  ;  dalles  de  marbre  des  mosquées  ! 
fleurs  des  grottes  des  mers,  actinies!  Toute  blan- 
cheur est  de  la  clarté  réservée. 

J'appris  à  juger  tous  les  êtres  à  leur  capacité  de 
réception  lumineuse  ;  certains  qui  dans  le  jour 
surent  accueillir  le  soleil,  m'apparurent  ensuite,  la 
nuit,  comme  des  cellules  de  clarté.  —  J'ai  vu  des 
eaux  coulant  à  midi  dans  la  plaine  qui,  plus  loin, 
sous  les  roches  opaques  glissées,  y  firent  ruisseler 
des  trésors  amassés  de  dorures. 


134  LES  NOURRITURES 

Mais,  NathaTiaël,  je  ne  veux  te  parler  ici  que  des 
choses,  —  non  point  de 

l/iNVISIBLE  RÉALITÉ  —  Car 

...  comme  ces  algues  merveilleuses  lorsqu'on  les 
sort  de  l'eau  ternissent... 

ainsi...  elc. 


—  L'infinie  variété  des  paysages  noué  démon- 
trait sans  cesse  que  nous  n'avions  pas  encore  connu 
toutes  les  formes  de  bonheur,  de  méditation  ou 
de  tristesse  qu'elles  pouvaient  envelopper.  Je  sais 
que,  certains  jours  d'enfance,  lorsque  j'étais  en- 
core parfois  triste,  dans  les  landes  de  la  Bretagne, 
ma  tristesse  parfois  s'est  soudain  échappée  de  moi, 
tant  elle  se  sentait  comprise  et  reçue  en  le  paysage 
—  et  qu'ainsi  devant  moi  je  la  pouvais  délicieuse- 
ment regarder. 

La  perpétuelle  nouveauté. 

Il  fait  quelque  chose  de  très  simple,  puis  dit  : 
Je  compris  que  cela  n'avait  jamais  été  ni  fait,  ni 
pensé,  ni  dit.  —  Et  soudain,  tout  me  parut  d"une 
virginité  parfaite.  (Tout  le  passé  du  monde  com- 
plètement absorbé  dans  le  moment  présent.) 


I 


TERRESTRES  135 


ao  juillet,  2  h.  du  maiin. 

Lever.  —  Dieu  est  ce  qu'il  faut  le  moins  faire 
attendre,  criais-je  en  me  levant  ;  si  tôt  levé  qu'on 
soit,  on  voit  toujours  de  la  vie  qui  circule  ;  plus  tôt 
couchée,  elle  s'était  moins  que  nous  fait  attendre. 

'Aurores  vous  étiez  nos  plus  chères  délices. 
Printemps!  aurores  des  étés! 
Printemps  de  tous  les  jours,  aurores! 
Nous  n'étions  pas  encore  levés 
Lorsque  les  arcs-en-ciel  parurent... 

...et  jamais  assez  matinales, 
Ou  pas  vespérales  alors 

Autant  qu'il  faudrait  pour  la  lujie... 

Sommeils^ 

J'ai  connu  les  sommeils  de  midi,  l'été  —  les 
sommeils  du  milieu  du  jour  —  après  le  travail 
commencé  de  trop  bonne  heure  ;  les  sommeils 
accablés. 

Deux  heures  :  —  Enfants  couchés.  Silence  étouf- 
fant. Possibilité  de  musique,  mais  n'en  pas  faire. 
Odeur  des  rideaux  de  cretonne.  Jacinthes  et  tulipes. 
Lingeries. 


138  LES  NOURRITURES 

Cinq  heures  :  —  Réveils  en  sueur  ;  cœur  battant  ; 
frissons  ;  tête  légère  ;  disponibilité  de  la  chair  ; 
chair  poreuse  et  que  semble  envahir  trop  délicieu- 
sement chaque  chose.  Soleil  bas  ;  pelouses  jaunes  ; 
yeux  éclos  dans  la  fin  du  jour.  O  liqueur  de  la 
pensée  vespérale  I  Déroulement  des  fleurs  du  soir. 
Se  laver  le  front  d'eau  tiède  ;  sortir...  Espaliers  ; 
jardins  enclos  de  murs  au  soleil.  Route  ;  animaux 
revenant  des  pâtis  ;  coucher  de  soleil  inutile  à 
voir  —  admiration  déjà  suffisante. 

Rentrer.  Reprendre  le  travail,  près  de  la  lampe. 


Nathanaël,  que  te  dirai-je  des  couches  ? 

J'ai  dormi  sur  les  meules  ;  j'ai  dormi  dans  les 
sillons  des  champs  de  blé  ;  j'ai  dormi  dans  l'herbe, 
au  soleil  ;  dans  les  greniers  à  foin,  la  nuit.  — 
J'accrochais  mon  hamac  aux  branches  des  arbres  ; 
j'ai  dormi  balancé  par  les  flots  ;  couché  sur  le  pont 
des  navires  ;  ou  sur  les  couchettes  étroites  des  ca- 
bines, en  face  de  l'œil  slupide  du  hublot.  —  Il  y 
eut  des  couches  où  m'attendaient  des  courtisanes  ; 
d'autres  où  j'attendais  de  jeunes  garçons.  Il  y  en 
avait  tendues  d'étoffes  tellement  molles  qu'elles 
semblaient  s'instrumenter,  ainsi  que  mon  corps, 
pour  l'amour.  —  J'ai  dormi  dans  des  camps,  sur 
des  planches,  où  le  sommeil  était  comme  une  per- 
dition. J'ai  dormi  dans  des  wagons  en  marche, 


TERRESTRES  137 

sans  me  départir  un  instant  du  sentiment  du  mou- 
vement. 

Nathanaël,  il  y  a  d'admirables  préparatifs  au  som- 
meil ;  il  y  a  d'admirables  réveils  ;  mais  il  n'y  a  pas 
d'admirables  sommeils,  et  je  n'aime  le  rcve  quo 
tant  que  je  le  crois  réalité.  —  Car  le  plus  beau 
sommeil  ne  vaut  pas 

le  moment  où  l'on  se  réveille. 

Je  pris  l'habitude  de  dormir  en  face  de  ma  fe- 
nêtre grande  ouverte,  et  comme  immédiatement 
sous  le  ciel.  Dans  les  trop  chaudes  nuits  de  juillet, 
j'ai  dormi  complètement  nu  sous  la  lune  ;  dès 
l'aube  le  chant  des  merles  me  réveillait  ;  je  mo 
plongeais  tout  entier  dans  l'eau  froide  et  m'enor- 
gueillissais de  commencer  très  tôt  ma  journée.  — 
Dans  le  Jura,  ma  fenêtre  s'ouvrait  au-dessus  d'un 
vallon  qui  bientôt  s'est  empli  de  neige  ;  de  mon 
lit,  je  voyais  la  lisière  d'un  bois  ;  des  corbeaux 
y  volaient,  ou  des  corneilles  ;  de  bon  matin  me 
réveillaient  les  clochettes  des  troupeaux  ;  près  do 
ma  maison  était  la  fontaine  oià  des  vachers  les 
menaient  boire.  Je  me  souviens  de  tout  cela.  — 

J'aimais,  dans  les  auberges  de  Bretagne,  le  con- 
tact des  draps  rudes  et  de  lessive  qui  sentait  bon. 
—  A  Belle-Isle  les  chants  des  marins  m'éveillaient  ; 
je  courais  à  ma  fenêtre  et  voyais  les  barques  s'éloi- 
gner ;  puis  je  descendais  vers  la  mer. 

—  Il  y  a  des  habitations  merveilleuses  ;  dans  au- 
cune je  n'ai  voulu  longtemps  demeurer.  Peur  des 


138  LEf3  NOURRITURES 

portes  qui  se  referment,  des  traquenards.  Cellules 
qui  se  reclosent  sur  de  l'esprit.  La  vie  nomade  est 
celle  des  bergers.  —  (Nathanacl,  je  mettrai  dans 
les  mains  ma  houlette  et  lu  garderas  mes  brebis 
à  ton  tour.  Je  suis  las.  Toi  tu  partiras  maintenant  ; 
les  pays  sont  tout  grands  ouverts  et  les  tioupeaux 
jamais  rassasiés  bêlent  toujours  après  de  nouvelles 
pâtures.) 

—  Nalhanaël,  parfois  me  retinrent  d'étranges 
demeures.  Il  y  en  eut  au  milieu  des  forêts  ;  il  y  en 
eut  au  bord  des  eaux  ;  il  y  en  eut  de  spacieuses.  — 
Mais  sitôt  que,  par  habitude,  je  cessais  de  les 
remarquer,  que  je  n'étais  plus  étonné  d'elles,  re- 
quis par  l'offre  des  fenêtres,  et  que  j'allais  com- 
naencer  à  penser,  je  les  quittais. 

(Je  ne  peux  t'expliquer,  Nalhanaël,  ce  désir 
exaspéré  de  nouveauté  ;  il  ne  me  semblait  point 
effleurer,  déflorer  aucune  chose  ;  mais  ma  subite 
sensation  était  du  premier  coup  si  intense  qu'elle 
ne  s'augmentait  ensuite  par  aucune  répétition  ; 
de  sorte  que,  s'il  m'arriva  souvent  de  retourner  aux 
mêmes  villes,  aux  mêmes  lieux,  c'était  pour  y  sen- 
tir un  changement  de  jour  ou  de  saison,  plus  sen- 
sible en  des  lignes  connues  —  et  si,  lorsque  je 
vivais  à  Alger,  je  passai  chaque  fin  de  jour  dans 
le  même  petit  café  maure,  c'était  pour  percevoir 
l'imperceptible  changement,  d'un  soir  à  l'autre, 
de  chaque  être,  pour  regarder  le  temps  modifier, 
mais  lentement,  un  même  tout  petit  espace.) 


TERRESTRES  139 

A  Rome,  près  du  Pincio,  au  ras  de  la  rue,  par  ma 
fenêtre  grillée,  pareille  à  celle  d'une  prison,  des 
vendeuses  de  fleurs  venaient  me  proposer  des 
roses  ;  l'air  en  était  tout  embaumé.  A  Florence,  je 
pouvais,  sans  quitter  ma  table,  voir  le  jaune  Arno 
débordé.  —  Sur  les  terrasses  de  Biskra,  Meriem 
venait  au  clair  de  lune,  dans  l'immense  silence  de 
la  nuit.  Elle  était  enveloppée  tout  entière  d'un 
grand  baïck  blanc  déchiré  qu'elle  laissait  tomber 
en  riant  sur  le  pas  de  la  porte  vitrée  ;  dans  ma 
chambre  l'attendaient  des  friandises.  —  A  Gre- 
nade, ma  chambre  avait,  sur  la  cheminée,  au  lieu 
de  flambeaux,  deux  pastèques.  A  Séville,  il  y  a  des 
patios  ;  ce  sont  des  cours  de  marbre  pâle,  pleines 
d'ombre  et  de  fraîcheur  d'eau  ;  d'eau  qui  coule, 
ruisselle  et  fait  au  milieu  de  la  cour  un  clapotis 
dans  une  vasque... 

Un  mur,  épais  contre  le  vent  du  Nord,  poreux  à 
la  lumière  du  Midi  ;  une  maison  roulante,  voya- 
geuse, transparente  à  toutes  les  faveurs  du  Midi... 
Que  serait  une  chambre  pour  nous,  Nathanaël  ? 
un  abri  dans  un  paysage.  — 


Je  te  parlerai  des  fenêtres  encore  :  à  Naples,  des 
causeries  sur  les  balcons,  des  rêveries  le  soir  près 
des  robes  pâles  des  femmes  ;  les  rideaux  à  moitié 
retombés  nous  isolaient  de  la  société  bruyante  du 
bal.  Il  y  eut  des  paroles  échangées,  d'une  si  déso- 
lante délicatesse  qu'après  on  restait  quelque  temps 


liO  LES  NOURRITURES 

sans  parler  ;  puis  montait  du  jardin  l'intolérable 
parfum  des  fleurs  d'orange,  et  le  chant  des  oi- 
seaux des  nuits  d'été  ;  et  puis  ces  oiseaux  môme 
par  instants  se  taisaient  ;  alors  on  entendait  très 
faiblement  le  bruit  des  vagues. 

Balcons  ;  corbeilles  de  glycines  et  de  roses  repos 
du  soir  ;  tiédeur. 

(Ce  soir  une  bourrasque  lamentable  sanglote  et 
ruisselle  contre  ma  vitre  ;  je  m'efforce  de  la  pré- 
férer à  tout.) 

.• 

Nathanaël,  je  te  parlerai  des  villes  : 
J'ai  vu  Sniyrne  dormir  comme  une  petite  fille 
couchée  ;  Naples,  comme  une  lascive  baigneuse, 
et  Zaghouan,  comme  un  berger  kabyle,  dont  l'ap- 
proche de  l'aube  a  fait  rougir  les  joues  ;  Alger 
tremble  d'amour  au  soleil,  et  se  pâme  d'amour 
dans  la  nuit. 

J'ai  vu  dans  le  Nord  des  villages  endormis  au 
clair  de  lune  ;  les  murs  des  maisons  étaient  alter- 
nativement bleus  et  jaunes  ;  autour  d'eux  s'éten- 
dait la  plaine  ;  dans  les  champs  traînaient  d'é- 
normes meules  de  foin.  On  sort  dans  la  camp>agne 
déserte  ;  on  rentre  dans  le  village  endormi... 

Il  y  a  des  villes  et  des  villes  ;  parfois  on  ne  sait 
pns  ce  qui  a  pu  les  bâtir  là.  —  Ohl  villes  d'Orient, 
du  Midi  ;  villes  aux  toits  plats,  blanches  terrasses, 
où,  la  nuit,  les  folles  femme^s  viennent  rêver.  Plai- 


TERRESTRES  141 

sirs  ;  fêtes  d'amour  ;  lampadères  des. places,  qui 
font,  quand  on  les  voit  des  collines  voisines,  comme 
tuie  phosphorescence  dans  la  nuit. 

Villes  d'Orient  !  fête  embrasée  ;  rues  qu'on  ap- 
pelle là-bas  des  rues  saintes,  où.  les  cafés  sont  pleins 
de  courtisanes  et  où  des  musiques  trop  aiguës  les 
font  danser.  Les  Arabes  vêtus  de  blanc  y  circulent, 
et  des  enfants  —  qui  me  semblaient  beaucoup  trop 
jeunes,  dis  .>>  pour  connaître  déjà  l'amour.  (Il  y  en 
eut  dont  les  lèvres  étaient  plus  chaudes  que  les 
petits  oiseaux  couvés.) 

Villes  du  Nord  !  débarcadères  ;  usines  ;  villes 
dont  la  fumée  cache  le  ciel.  Monuments  ;  tours 
mobiles  ;  présomption  des  arcs.  Cortèges  caval- 
cadants  dans  les  avenues  ;  foule  empressée.  As- 
phalte luisante  après  la  pluie  ;  boulevard  oîi  les 
marronniers  s'alanguissent  ;  femmes  toujours  vous 
attendant.  Il  y  avait  des  nuits,  des  nuits  tellement 
molles  qu'au  moindre  appel  je  me  serais  senti 
défaillir. 

Onze  heures.  —  Clôture  ;  strident  bruit  des  volets 
de  fer.  Cités  —  la  nuit,  dans  les  rues  solitaires, 
quand  j'y  passais,  des  rats,  très  vite,  regagnaient 
•les  égouts.  On  voyait,  par  les  soupiraux  des  caves, 
des  hommes  à  moitié  nus  faire  le  pain. 

* 
.  —  G  cafés!  —  011  notre  démence  s'est  continuée 


U2  LES  NOURRITURES 

très  avant  dans  la  nuit  ;  l'ivresse  des  boissons  et 
des  paroles  enfin  venait  à  bout  du  sommeil.  Cafés  1 
dl  y  en  avait  de  pleins  de  peintures  et  de  glaces, 
riches,  et  oîi  l'on  ne  voyait  rien  que  des  gens  très 
élégants  ;  d'autres,  petits,  où  l'on  chantait  des 
couplets  comiques  et  oîi  des  femmes,  pour  danser, 
relevaient  très  haut  leurs  jupons. 

En  Italie,  11  y  en  avait  qui  se  répandaient  sur  les 
places,  les  soirs  d'été,  et  où  l'on  prenait  de  bonnes 
glaces  au  citron.  En  Algérie,  il  y  en  avait  un  où 
l'on  fumait  du  kicf  et  oii  je  faillis  me  faire  assassi- 
ner ;  l'aîi  d'après,  il  était  ferme  par  la  police  ;  car 
il  n'y  venait  que  des  gens  suspects. 

Cafés  encore...  O!  cafés  maures!  —  parfois  uii 
poète  conteur  y  raconte  longuement  une  histoire  ; 
que  de  nuits  suis-je  venu,  sans  le  comprendre, 
l'écouter!...  Mais  à  tous,  certes,  je  te  préfère,  lieu 
de  silence  et  de  lin  de  journées,  petit  café  de  Bab 
el  Derb,  hutte  de  terre,  à  la  limite  de  l'Oasis,  car, 
plus  loin,  tout  le  désert  commençait  —  d'où  je 
voyais,  après  un  jour  plus  haletant,  une  nuit  plus 
pacifique  descendre.  Près  de  moi,  s'extasiait  un 
monotone  jeu  de  flûte.  —  Et  je  songe  à  toi,  petit 
café  de  Sliiraz,  café  que  célébrait  Hafiz  ;  Hafiz,  ivre 
du  vin  de  l'échanson  et  d'amour,  silencieux,  sur  la 
terrasse  où  l'atteignent  des  roses,  Hafiz  qui,  près 
de  l'échanson  endormi,  attend,  en  composant  des 
yere,  attend  le  jour  toute  la  nuit.. 


TERRESTRES  143 

(Je  voudrais  être  né  dans  un  temps  où  n'avoir 
à  chanter,  poète,  que,  simplement  en  les  dénom- 
brant, toutes  les  choses.  —  Mon  admiration  se 
serait  posée  successivement  sur  chacune  et  sa 
louange  l'eût  démontrée;  c'en  eût  été  la  raison 
suffisante,) 

Nathanaël,  nous  n'avons  pas  encore  ensemble 
regardé  les  feuilles.  —  Toutes  les  courbes  des 
feuilles... 

Feuillages  des  arbres —  grottes  vertes  —  percées 
d'issues  ;  fonds  déplaçablcs  aux  moindres  brises  ; 
mouvance  ;  remous  des  formes  ;  parois  déchique- 
tées ;  monture  élastique  des  branches  ;  balance- 
ment arrondi  ;  lamellicules  et  alvéoles... 

Branches  inégalement  agitées...  c'est  parce  que 
l'élasticité  diverse  des  brindilles,  faisant  diverse 
leur  force  de  résistance  au  vent,  fait  diverse  aussi 
l'impulsion  que  le  vent  leur  donne...  etc.  —  Pas- 
sons à  un  autre  sujet...  Lequel.^  —  Puisque  pas  de 
composition,  il  ne  faudrait  ici  pas  de  choix...  Dis- 
ponible 1  Nathanaël,  disponible  1 

—  et  par  une  attention 
subite,  simultanée  de  tous  les  sens,  arriver  à  faire 
(c'est  difficile  à  dire)  du  sentiment  même  de  sa  vie, 
la  sensation  concentrée  de  tout  l'attouchement  du 


144  LES  NOURRITURES 

dehors...    (ou   réciproquement).    —   J'y   suis  ;   là, 
j'occupe  ce  trou,  où  s'enfoncent  : 
dans  mon  oreille  :  ce  bruit  continu  de  l'eau  ;  grossi, 
puis  apaisé  de  ce   vent  dans  ces 
pins;  intermittent  des  sauterelles; 
etc. 
dans  mes  yeux  :  l'éclat  de  ce  soleil  dans  le  ruis- 
seau ;  le  mouvement  de  ces  pins... 
(tiens  un  écureuil)...  de  mon  pied 
qui     fait    un     trou     dans     cette 
mousse,  etc. 
dans  ma  chair  :  (la  sensation)  de  cette  humidité  ; 
de  cette  mollesse  de  mousse  ;  (ah  I 
quelle  branche  me  pique  .►>...)  de 
mon  front  dans  ma  main  ;  de  ma 
main   sur  mon   front  ;  etc. 
dans  mes  narines  :...   chut!   l'écureuil  s'approche), 
etc. 
Et  tout  cela  ensemble,  etc.,  en  un  petit  paquet  ; 
—  c'est  la  vie  ;  —  est-ce  tout  ?  —  Non  !  il  y  a  tou- 
jours d'autres  choses  encore. 

Crois-tu  donc  que  je  ne  suis  qu'un  rendez-vous 
de  sensations  P  —  Ma  vie  c'est  toujours  :  cela,  plus 
moi-même.  —  Une  autre  fois  je  te  parlerai  de  moi- 
même.  —  Je  ne  te  dirai  pas  non  plus  aujourd'hui  la 

RONDE 

DKS  DIFFÉRENTES  FORMES  DE  l'eSPRIT 

ni  la 

RONDE 

DES    MEILLEURS  ^MIS 


TERRESTRES  145 

et  ni  la 

BALLADE 

DE   TOUTES   LES    RENCONTRES 

OÙ  se  trouvaient  ces  phrasés  entre  autres  : 

A  Côme,  à  Lecco,  les  raisins  étaient  mûrs.  Je 
montais  sur  une  énorme  colline  où  d'anciens  châ- 
teaux s'effondraient.  Là,  les  raisins  avaient  une 
odeur  si  sucrée  qu'elle  m'en  était  incommode  ;  elle 
pénétrait  comme  un  goût  jusqu'à  l'arrière-fond 
des  narines,  et  d'en  manger  après  ce  n'était  plus 
aucune  révélation  particulière  —  mais  j'avais  si 
soif  et  si  faim  que  quelques  grappes  suffirent  à 
m,' enivrer. 

...  Mais  dans  cette  ballade  je  parlais  surtout  des 
hommes  et  des  femmes  et  si  je  ne  te  la  dis  pas 
maintenant  c'est  que,  dans  ce  livre,  je  ne  veux 
pas  faire  de  personnalités.  Car,  as-tu  remarqué  que 
dans  ce  livre  il  n'y  avait  personne  ;  —  Et  même 
moi,  je  n'y  suis  rien  que  Vision.  —  Nathanaël,  je 
suis  le  gardien  de  la  tour,  Lyncéus.  —  Assez  long- 
temps avait  duré  la  nuit.  Du  haut  de  la  tour  je 
criais  tant  vers  vous,  aurores  !  jamais  trop  radieuses 
aurores  ! 

J'ai  gardé  jusqu'à  la  fin  de  la  nuit  l'espoir  d'une 
nouveauté  de  lumière  ;  —  maintenant  je  n'y  vois 
pas  encore,  mais  j'espère  ;  je  sais  de  quel  côté 
l'aube  poindra. 

Certes,  tout  un  peuple  s'apprête  ;  du  haut  de  la 

iO 


146  LES  NOURRITURES  TERRESTRES 

tour  j'entends  une  rumeur  dans  les  rues.  Le  jour 
naîtra  !  le  peuple  en  fête  déjà  marche  au-devant 
du  soleil. 

Que  dis-tu  de  la  nuit  ?  Que  dis-tu  de  la  nuit, 
senttnclle  ?  —  Je  vois  une  génération  qui  monte, 
et  je  vois  une  génération  qui  descend.  Je  vois  une 
énorme  génération  qui  monte,  qui  monte  toute 
armée,  toute  armée  de  joie  vers  la  vie. 

Du  haut  de  ta  tour  que  vois-tu  ?  —  Que  vois-tu, 
Lyncéus,  mon  frère?  —  Hélas!  hélas!  laisse  pleu- 
rer l'autre  prophète  ;  la  nuit  vient  et  le  jour  aussi, 
—  Leur  nuit  vient,  notre  jour  aussi.  Et  que  qui 
veut  dormir  s'endorme.  Lyncéus  !  Descends  de  ta 
tour,  à  présent.  Le  jour  naît.  Descends  dans 
la  plaine.  Regarde  de  plus  près  chaque  chose.  Lyn- 
céus, viens  !  approche-toi.  Voici  le  jour  et  nous  y 
croyons. 


LIVRE   VII 


ïïma  tum  si  fuscus  Amyntas, 

VIRGILE. 


Traversée. 
Février  iSgB. 
Départ  de  Marseille. 

Vent  violent  ;  air  splcndide.  Tiédeur 
précoce  ;  balancement  des  mâts. 

Mer  glorieuse,  empanachée.  Vaisseau  cons- 
pué par  les  flots.  Impression  dominante  de  gloire. 
Souvenir  de  tous  les  départs  passés. 

Traversée. 

...  Que  de  fois  ai-je  attendu  lentement  l'aube... 
...  sv\r  une  mer  découragée... 

et  j'ai    vu   venir   l'aube,   sans   que 
la  mer  en  soit  calmée.  — 
—  Sueur  aux  tempes.  Faiblesses.  Abandons.  — 

Nuit  sur  mer. 

Mer  acharnée.  Ruissellements  sur  le  pont.  Tré- 
pignements de  l'hélice... 

01  sueur  d'angoisse!  — 


150  LES  NOURRITURES 

Un  oreiller  sous  ma  tête  brisée... 

Ce  soir  la  lune  sur  le  pont  était  pleine  et  splen- 
dide  —  et  je  n'étais  pas  là  pour  la  voir.  — 

—  Attente  de  la  vague.  —  Éclat  subit  de  la 
masse  d'eau  ;  suffocations  ;  regonflements  ;  re- 
chutes. —  Inertie  de  moi  ;  qu'y  suis-je?  —  Un 
bouchon  —  un  pauvre  bouchon  sur  les  flots. 

Abandon  à  l'oubli  des  vagues  ;  volupté  du  re-i 
noncement  ;  être  une  chose. 

Fin  de  la  nuit. 

On  lave  le  pont  dans  le  matin  trop  frais,  avec 
l'eau  de  la  mer  qu'on  hisse  dans  des  seaux  ;  aéra- 
tion. —  De  ma  cabine  j'entends  le  bruit  des  brosses 
de  chiendent  sur  le  bois.  Chocs  énormes.  —  J'ai 
voulu  ouvrir  le  hublot.  Bouffée  trop  forte  d'air 
marin  sur  le  front  et  les  tempes  en  sueur.  J'ai 
voulu  refermer  le  hublot...  Couchette  ;  y  retomber. 
Ah  !  tous  ces  chavirements  horribles  avant  le  port  ! 
Carrousel  des  reflets  et  des  ombres  sur  la  paroi  de 
la  cabine  blanche.  Exiguïté.  — 
Mon  œil  lassé  de  voir... 

—  Avec  une  paille,  je  suce  cette  limonade  gla- 
cée... 

Se  réveiller  après  sur  la  terre  nouvelle,  comme 
d'une  convalescence...  —  Des  choses  non  rêvéeô., 


TERRESTRES  151 

Afrique. 


A 


Se  réveiller  au  matin  sur  une  plage  ; 
Avoir  été  bercé  toute  la  nuit  par  les  flots. 

Alger. 

Les  plateaux  où  viennent  se  reposer  les  collines 
Les  couchants  où  s'évanouissent  les  jours 
Les  plages  où  viennent  déferler  les  marines 
Les  nuits  où  viennent  s'endormir  nos  amours... 
La   nuit   viendra   vers    nous   comme   une    rade 

immense 
Les  pensers,  les  rayons,  les  oiseaux  mélancoliques 
Viendront  s'y  reposer  de  la  clarté  du  four  ; 
Dans  les  halliers  où  se  tranquillise  toute  l'ombre... 
Et    l'eau    calme    des   prés,    les    sources    pleine>s 

d'herbes. 

...  Puis,  au  retour  des  longs  voyages. 
Les  rivages  calmés,  —  les  navires  au  port. 
Nous  verrons  sur  les  flots  qui  se  sont  apaisés 
Dormir  l'oiseau  nomade  et  la  barque  amarrée  — 
Le  soir  venu  vers  nous  ouvrir  sa  rade  immense 
De  silence  et  d'amitié. 

—  Voici  l'heure  où  tout  dort.  — 

Mars   1895.. 

Blidahl  Fleur  du  Sahel  !  dans  l'hiver  sans  grâce 
et  fanée,  au  printemps  tu  m'as  paru  belle.  Ce  fut 


152  LES  NOURRITURES 

un  matin  pluvieux  ;  un  ciel  indolent,  doux  et 
triste  ;  et  le  parfums  de  tes  arbres  en  fleurs  erraient 
dans  tes  longues  allées.  Jet  d'eau  de  ton  calme 
bassin  ;  —  au  loin  les  clairons  des  casernes. 

Voici  l'autre  jardin,  bois  délaissé,  où  luit  fai- 
blement sous  les  oliviers  la  mosquée  blanche.  — 
Bois  sacré  !  ce  matin  vient  s'y  reposer  ma  pensée 
infiniment  lasse,  et  ma  chair  épuisée  d'inquiétude 
d'amour.  De  vous  avoir  vues  l'autre  hiver,  je 
n'avais  pas  idée,  lianes,  de  vos  floraisons  merveil- 
leuses. Glycines  violettes  entre  les  branches  balan- 
cées, grappes  comme  des  encensoirs  penchées,  et 
pétales  tombés  sur  l'or  du  sable  de  l'allée.  Bruits 
de  l'eau  ;  bruits  mouillés,  clapotis  au  bord  du 
bassin  ;  oliviers  géants,  spirées  blanches,  bosqxjets 
de  lilas,  touffes  d'épines,  buissons  de  roses  :  y  venir 
seul  et  s'y  souvenir  de  l'hiver,  et  s'y  sentir  si  las 
que  le  printemps,  hélas  !  même  ne  vous  étonne  ; 
et  même  désirer  plus  de  sévérité,  car  tant  de 
grâce,  hélas  !  invite  et  rit  au  solit-aire,  et  ne  se 
peuple  que  de  désirs,  cortège  obséquieux  dans  les 
vides  allées.  Et  malgTé  les  bruits  d'eau  dans  ce 
bassin  trop  calme,  autour,  le  silence  attentif  in- 
dique par  trop  les  absences. 

•  • 

Je  sais  la  source  où  j'irai  rafraîchir  mes  paupières, 

Le  bois  sacré;  je  connais  le  chemin, 

Les  feuilles,  la  fraîcheur  de  cette  clairière  ; 


TERRESTRES  1S3 

J'irai,  le  soir,  quand  tout  saura  s'y  taire 

Et  que  déjà  la  caresse  de  l'air 

Nous  invitera  plus  au  sommeil  qu'à  l'amour. 

Source  froide  où  toute  la  nuit  va  descendre  I 
Eau  de  glace  où  le  matin  transparaîtra 
Grelottant  de  blancheur.   Source  de  pureté! 
N'est-ce  pas  que  je  vais  retrouver  dans  l'aurore 
Lorsqu'elle  paraîtra 

La  saveur  qu'elle  avait  quand  j'y  voyais  encore 
Avec  étonnement  les  clartés  et  les  choses?... 
Quand  j'y  viendrai  laver  mes  paupières  brûlées. 


Lettre  à  Nathanël. 

Tu  n'imagines  pas,  Nathanoël,  ce  que  peut  de- 
venir enfln  cet  abreuvemenl  de  lumière  ;  et  la  sen- 
suelle extase  que  donne  cette  persistante  chaleur...^ 
Une  branche  d'olivier  dans  le  ciel  ;  le  ciel  au- 
dessus  des  collines  ;  un  chant  de  flûte  à  la  porte 
d'un  café...  Alger  semblait  si  chaude  et  pleine  de 
fêtes  que  j'ai  voulu  la  quitter,  pour  trois  jours  ;  — 
mais  à  Blidah,  où  je  me  réfugiais,  j'ai  trouvé  les 
orangers  tout  en  fleurs... 

Je  sors  dès  le  matin  ;  je  me  promène  ;  je  ne  re- 
garde rien  et  vois  tout  ;  une  symphonie  merveil- 
leuse se  forme  et  s'organise  en  moi  des  sensations 
inécoutées.  L'heure  passe  ;  mon  émoi  s'alentit, 
comme  la  marche  du  soleil  moins  verticale  se  fait 


154  LES  NOURRITURES 

plus  lente.  Puis  je  choisis,  être  ou  chose,  de  quoi 
m'éprendre  —  mais  je  le  veux  mouvant,  car  mon 
émotion,  sitôt  fixée,  n'est  plus  vivante.  Il  me 
semble  alors  à  chaque  instant  nouveau  n'avoir 
encore  rien  vu,  rien  goûté.  Je  m'éperds  dans  une 
désordonnée  poursuite  de  choses  fuyantes.  —  Je 
courus  hier  au  haut  des  collines  qui  dominent 
Blidah,  pour  voir  un  peu  plus  longtemps  le  soleil  ; 
•pour  voir  se  coucher  le  soleil  et  les  nuages  ardents 
colorer  les  teriasses  blanches  ;  je  surprends  l'ombre 
et  le  silence  sous  les  arbres  ;  je  rôde  dans  la  clarté 
de  la  lune  ;  j'ai  la  sensation  souvent  de  nager, 
tant  l'air  lumineux  et  chaud  m'enveloppe  et  mol- 
lement me  soulève. 

...  —  Je  crois  que  la  route  que  je  suis  est  ma 
route,  et  que  je  la  suis  comme  il  faut.  Je  garde 
l'habitude  d'une  vaste  confiance  qu'on  appellerait 
de  la  foi,  si  elle  était  plus  assermentée. 

Biskra. 

Des  femmes  attendaient  sur  le  pas  des  portes  ; 
derrière  elles  un  escalier  droit  grimpait.  Elles 
étaient  assises,  là,  sur  le  pas  des  portes,  graves, 
peintes  comme  des  idoles,  coiffées  d'un  diadème  de 
pièces  de  monnaie.  La  nuit,  cette  rue  s'animait.  Au 
haut  des  escaliers  brûlaient  des  lampes  ;  chaque 
femme  restait  assise  dans  cette  niche  de  lumière 
que  la  cage  de  l'escalier  lui  faisait  ;  leur  visage 
restait  dans  l'ombre  sous  l'or  du  diadèiue  qui 


TERRESTRES  155 

brillait  ;  et  chacune  semblait  m'attendra,  m'at- 
tendre  spécialement  ;  pour  monter  on  ajoutait  une 
piécette  d'or  au  diadème  ;  en  passant,  la  courtisane 
éteig-nait  les  lampes  ;  on  entrait  dans  son  étroit 
appartement  ;  on  buvait  du  café  dans  de  petites 
lasses  ;  puis  on  forniquait  sur  des  espèces  de  divans 
bas. 


Jardins  de  Biskrc.. 


Tu  m'écrivais,  Athman  :  «  Je  garde  les  troupeaux 
sous  les  palmiers  qui  vous  attendent.  Vous  re- 
viendrez I  le  printemps  sera  dans  les  branches  : 
nous  nous  promènerons  et  nous  n'aurons  plus  de 
pensées...  » 

—  Tu  n'iras  plus,  Athman,  sous  les  palmiers, 
gardeur  de  chèvres,  m'atlendre  et  voir  si  n'arrive 
pas  le  printemps.  Je  suis  venu  ;  le  printemps  a 
paru  dans  les  branches  ;  nous  nous  promenons  et 
nous  n'avons  plus  de  pensées. 

Jardins  de  Biskra. 

Le  temps  gris  d'aujourd'hui  ;  mimosas  parfu- 
més. Tiédeur  mouillée.  Des  gouttes  épaisses  ou 
larges,  flottantes,  et  comme  en  formation  dans 
l'air...  elles  s'arrêtent  aux  feuilles,  les  chargent, 
puis  tombent  brusquement. 

...  Je  me  souviens  d'une  pluie  d'été  ;  —  mais 
ëtait-ce  encore  de  la  pluie  ?  —  ces  gouttes  tièdes 
qui  tombèrent,  si  larges  et  pesantes,  sur  ce  jardin 


456  LES  NOURRITURES 

de  palmes  et  de  jour  vert  et  rose,  si  lourdes  que 
des  feuilles  et  dos  fleurs  et  des  branches  roulèrent 
comme  un  don  amoureux  de  guirlandes  défaites  à 
foison  sur  les  eaux.  Les  ruisseaux  entraînaient  les 
pollens  pour  des  fécondations  lointaines  ;  leurs 
eaux  étaient  troubles  et  jaunes.  Dans  les  bassins 
les  poissons  se  pâmaient.  On  entendait  au  ras  de 
l'eau  l'éclosion  de  la  bouche  des  carpes. 

AA'ant  la  pluie,  le  vent  du  midi  qui  râlait  avait 
enfoncé  dans  la  terre  une  très  profonde  brûlure, 
et  les  allées  maintenant  s'emplissaient  de  vapeur 
sous  les  branches  ;  les  mimosas  ployaient,  comme 
abritant  les  bancs  où  s'étalait  la  fête.  —  C'était  un 
jardin  de  délices  ;  et  les  hommes  vêtus  de  lainages, 
les  femmes  de  haïks  rayés,  attendaient  que  l'humi- 
dité les  pénétrât.  Ils  restaient  comme  auparavant 
sur  les  bancs,  mais  toutes  les  voix  s'étaient  tues, 
et  chacun  écoutait  les  gouttes  de  l'averse,  laissant 
l'eau,  passagère  au  milieu  de  l'été,  alourdir  les 
étoffes  et  laver  les  chairs  proposées.  —  La  moiteur 
de  l'air,  l'importance  des  feuilles  étaient  telles  que 
je  restais  assis  sur  ce  banc  auprès  d'eux,  sans  résis- 
tance pour  l'amour.  —  Et  quand,  la  pluie  passée, 
les  branches  seules  ruisselèrent,  alors  chacun  ôtant 
ses  souliers,  ses  sandales,  palpa  de  ses  pieds  nus 
cette  terre  mouillée,  dont  la  mollesse  était  vo- 
luptueuse. 


Entrer  dans  un  jardin  où  ne  se  promène  i>er- 


TERRESTRES  ^'■''' 

<:onne-  deux  enfants  vêtus  de  laine  blanche  m'y 
conduisent.  Jardin  très  long  au  fond  duquel  une 
porte  s'ouvre.  Arbres  plus  grands  ;  le  ciel  plus  bas 
s'accroche  aux  abres.  -  Les  murs.  -  Villages  en- 
tiers sous  la  pluie.  -  Et  là-bas,  les  montagnes  ; 
ruisseaux  en  formation  ;  nourriture  des  arbres  ; 
fécondation  gra-Ne  et  pâmée  ;  arômes  voyageurs. 

Ruisseaux  couverts  ;  canaux  (feuilles  et  fleurs 
mêlées)  —  qu'on  appelle  «  seghias  »  parce  que  les 
eaux  y  sont  lentes. 

Piscines  de  Gafsa  aux  charmes  dangereux  :  — 
Nocet  cantantibus  umbra.  —  La  nuit  est  mainte- 
nant sans  nuages,  profonde,  à  peine  vaporeuse. 

—  (L'enfant  très  beau,  vêtu  de  laine  blanche  h 
la  manière  des  Arabes,  s'appelait  «  Azous  »,  ce  qui 
veut  dire  :  le  bien-aimé  ;  un  autre  l'appelait 
«  Ouardi  »,  ce  qui  veut  dire  qu'il  était  né  dans 
la  saison  des  roses.) 

—  Et  des  eaux  tièdes  comme  Vair, 
Où  nos  lèvres  se  sont  trempées... 

Une  eau  sombre,  qui  dans  la  nuit  ne  nous  pa- 
raissait pas  distincte  —  jusqu'à  ce  que  la  lune 
l'argentât.  Elle  sembla  naître  entre  les  feuilles,  et 
des  hêtes  de  nuit  s'y  agitèrent. 


*^^  LES  NOURRITURES 


Biskra  —  ou  matin. 

Dès  l'aube,  sortir  —  jaillir,  —  dans  l'air  toiib 
renouvelé. 

Une  branche  de  laurier-rose  vibrera  dans  le 
matin  frissonnant. 

Biskra  ^-  au  soir. 

Dans  cet  arbre  il  y  avait  des  oiseaux  qui  chan- 
taient.  Ils  chantaient,    ah!   plus  fort  qu'oiseaux, 
eussé-je   cru,    pussent    chanter.    Il    semblait   que 
l'arbre  même  criât  —  qu'il   criât  de   toutes  ses 
feuilles,  —  car  on  ne  voyait  pas  les  oiseaux.  —  Je 
pensais  :  ils  vont  en  mourir  ;  c'est  une  passion  trop 
forte  ;  mais  qu'est-ce  qu'ils  ont  donc  ce  soir?  — 
Est-06  donc  qu'ils  ne  savent  point  qu'après  la  nuit 
un  nouveau  matin  va  renaître  ?.  Ont-ils  peur  de 
dormir  toujours  .0  Veulent-ils  s'épuiser  d'amour  en 
im  soir?  comme  si  dans  une  nuit  infinie  il  fallait 
après  qu'ils  demeurent.  Courte  nuit  de  la  fin  du 
printemps  !  —  ah  !  joie  que  l'aube  d'été  les  réveille, 
et  tellement   qu'ils   ne   se   souviendront  de   leur 
sommeil   que  juste   assez   pour,    le   soir  suivant, 
avoir  un  peu  moins  peur  d'y  mourir. 

Biskra  —  la  nuit. 

Buissons  silencieux  ;  mais  le  désert  autour  vibre 
du  chant  d'amour  des  sauterelles. 


TERRESTRES  '  .  159 


Chetma. 


Allongement  des  jours.  —  S'étendre  là.  Les 
feuilles  des  figuiers  se  sont  encore  élargies  ;  elles 
parfument  les  mains  qui  les  froissent  ;  leur  tige 
pleure  du  lait. 

Recrudescence  de  la  chaleur.  —  Ah  !  voici  venir 
le  troupeau  de  mes  chèvres  ;  j'entends  la  flûte  du 
berger  que  j'aime.  Viendra-t-il  ?  Ou  si  c'est  moi 
qui  m'approcherai  ? 

Lenteur  des  heures.  —  Encore  une  grenade  sèche 
de  l'an  passé  pend  à  la  branche  ;  elle  est  complè- 
tement éclatée,  racornie  ;  à  cette  même  branche 
déjà  les  boutons  de  fleurs  nouvelles  se  gonflent. 
Des  tourterelles  passent  entre  les  palmes.  Les 
abeilles  s'activent  dans  la  prairie. 

—  (Je  me  souviens,  près  de  l'Enfîda,  d'un  puits 
où  descendaient  de  belles  femmes  ;  non  loin  un 
immense  rocher  gris  et  rose...  sa  cime,  m'a-t-oit 
dit,  est  hantée  des  abeilles  ;  oui,  des  peuples 
d'abeilles  y  bourdonnent  ;  leurs  ruches  sont  dans 
le  rocher.  Quand  vient  l'été,  les  ruches,  crevées 
de  chaleur,  abandonnent  le  miel  qui  le  long  du 
rocher  s'épanche  ;  les  hommes  de  l'Enfîda  viennent 
et  le  recueillent.)  —  Berger,  viens  1  —  (Je  mâche 
une  feuille  de  ligue.) 

Été  !  coulure  d'or  ;  profusion  ;  splendeur  de  la 
lumière  accrue  ;  immense  débordement  de  l'amour  1 


160  LES  NOURRITURES 

Qui  veut  goûter  du  miel  ?  Les  cellules  de  cire  ont 
fondu. 


Et  ce  que  je  vis  de  plus  beau  ce  jour-là,  ce  fut 
un  troupeau  de  brebis  que  l'on  ramenait  à  l'étable. 
Leurs  petits  pieds  pressés  faisaient  le  grésillement 
d'une  averse  ;  le  soleil  se  couchait  au  désert  et 
elles  soulevaient  de  la  pousière. 


•  • 


Oasis!  Elles  flottaient  sur  le  désert  comme  des 
îles  ;  de  loin,  la  verdeur  des  palmiers  promettait  la 
source  où  leurs  racines  s'abreuvaient  ;  parfois  elle 
était  abondante  et  des  lauriers-roses  s'y  penchaient. 
—  Ce  jour-là,  vers  dix  heures,  lorsque  nous  y  arri- 
vâmes, je  refusai  d'abord  d'aller  plus  loin  ;  le 
charme  des  fleurs  de  ces  jardins  était  tel  que  je  ne 
voulais  plus  les  quitter,  —  Oasis  !  (Ahmet  me  dit  • 
la  suivante  est  beaucoup  plus  belle.) 


Oasis.  La  suivante  était  beaucoup  plus  belle,  plus 
pleine  de  fleurs  et  de  bruissements.  Des  arbres 
plus  grands  se  penchaient  sur  de  plus  abondantes 
eaux.  C'était  midi.  Nous  nous  baignâmes.  Oasis  1 
—  Puis  il  nous  fallut  aussi  la  quitter. 


TERRESTRES  ICI 

Oasis.    De  la   suivante  que  dirai-je?   Elle   était 
encore  plus  belle  et  nous  y  attendîmes  le  soir. 

Jardins  !  je  redirai  pourtant  quelles  étaient  avant 
le  soir  vos  accalmies  délicieuses.  Jardins!  Il  y' 
en  eut  où  l'on  aurait  cru  se  laver  ;  il  y  en  eut  qui 
n'étaient  plus  que  comme  un  verger  monotone 
où  mûrissaient  des  abricots  ;  d'autres  pleins  de 
fleurs  et  d'abeilles,  où  des  parfums  rôdaient,  si 
forts  qu'ils  eussent  tenu  lieu  de  mangeaille  et 
nous  grisaient  autant  que  des  liqueurs. 

Le  lendemain  je  n'aimai  plus  que  le  désert. 

Oumach. 

—  Il  y  eut  celte  oasis  dans  la  roche  et  le  sable,^ 
où  nous  entrâmes  à  midi,  et  par  des  flammes  telle- 
ment chaudes  que  le  village  exténué  ne  semblait 
même  pas  nous  attendre.  Les  palmiers  ne  se  pen- 
chèrent point.  Les  vieillards  causaient  au  creux 
des  portes  ;  les  hommes  étaient  assoupis  ;  les  en- 
fants jasaient  à  l'école  ;  les  femmes,  on  ne  les 
voyait  pas. 

Rues  de  ce  village  de  terre,  roses  au  jour,  vio- 
lettes au  coucher  —  désertes  à  midi,  vous  vous 
animerez  au  soir  ;  alors  les  cafés  vont  s'emplir,  les 
enfants  sortir  de  l'école,  les  vieillards  causer  encore 
au   pas  des   portes,    les   rayons   s'assoupir  et   les 

H 


162  LES  NOURRITURES 

femmes,  montées  sur  les  terrasses  et  dévoilées, 
comme  des  fleuTS,  se  racontent  longuement  leur 
ennui. 

Cette  rue  d'Alger,  vers  midi,  s'emplissait  d'une 
odeur  d'aniselte  et  d'absinthe.  Dans  les  cafés 
maures  de  Biskra  l'on  ne  buvait  que  du  café,  de  la 
limonade  ou  du  thé.  —  Thé  arabe  ;  douceur  poi- 
vrée ;  gingembre  ;  boisson  évocant  un  Orient  plus 
excessif  encore  et  plus  extrême  —  et  fade  ;  — 
impossible  de  boire  jusqu'au  fond  des  tasses. 

Sur  la  place  de  Touggourt  il  y  avait  des  mar- 
chands d'aromates.  Nous  leur  achetâmes  diffé- 
rentes sortes  de  résines.  On  reniflait  les  unes.  On 
mâchait  les  autres  ;  les  autres  se  brûlaient.  Celles 
qui  se  brûlaient  avaient  souvent  la  forme  de  pas- 
tilles ;  elles  répandaient,  allumées,  une  abondance 
de  fumée  acre  oià  se  mêlait  un  très  subtil  parfum  ; 
leur  fumée  aide  à  provoquer  les-  extases  religieuses 
et  ce  sont  elles  que  l'on  brûle  dans  les  cérémo- 
nies des  mosquées.  —  Celles  que  l'on  mâchait  em- 
plissaient aussitôt  la  bouche  d'amertume  et  em- 
poissaient  désagréablement  les  dents  ;  longtemps 
après  qu'on  les  avait  crachées  la  saveur  en  durait 
encore.  —  Celles  que  l'on  sentait,  se  sentaient  sim- 
plement. 

Chez  le  marabout  de  Témassine,  à  la  fin  du  repas 
on  nous  offrit  des  gâteaux  aux  parfums.  Ils  étaient 
ornés  de  feuilles  d'or,  gris  ou  roses,  et  semblaient 


TERRESTRES  163 

faits  de  mie  de  pain  tripotée.  Ils  s'effritaient 
comme  du  sable  dans  la  bouche  ;  mais  j'y  trouvais 
pourtant  un  certain  agrément.  Les  uns  sentaient 
la  rose  ;  les  autres  la  grenade,  d'autres  semblaient 
complètement  éventés.  —  Dans  ces  repas,  il  était 
impossible  d'arriver  à  l'ivresse  autrement  qu'à 
force  de  fumer.  On  passait  des  plats  en  quantité 
fastidieuse  et  la  conversation  variait  à  chaque  dé- 
tour des  plats.  —  Ensuite,  un  nègre  versait  sur  vos 
doigts  l'eau  aromatisée  d'une  aiguière  ;  l'eau  re- 
tombait dans  un  bassin.  Et  c'est  ainsi  que  les 
femmes,  là-bas,  vous  lavent  après  l'amour. 

TouggouTt. 

Arabes  campés  sur  la  place  ;  feux  qui  s'allument, 
fumées  presque  invisibles  dans  le  soir. 

—  Caravanes  !  —  Caravanes  venues  le  soir  ;  cara- 
vanes parties  le  matin  ;  caravanes  horriblement 
lasses,  ivres  de  mirages,  et  maintenant  désespérées  ! 
Caravanes!  que  ne  puis-je  partir  avec  vous,  cara- 
vanes ? 

Il  y  en  avait  qui  partaient  vers  l'Orient,  chercher 
le  santal  et  les  perles,  les  gâteaux  au  miel  de 
Bagdad,  les  ivoires,  les  broderies. 

Il  y  en  avait  qui  partaient  vera  le  sud  chercher 
l'ambre  et  le  musc,  la  poudre  d'or  et  les  plumes 
d'autruches.. 


If4  LES  NOURRITURES 

Il  y  en  avait  vers  l'Occident,  qui  partaient  le 
soir,  et  qui  se  j>erdaient  dans  l'ébouissement  der- 
nier du  soleil. 

—  J'ai  vu  revenir  des  caravanes  harassées  ;  les 
chameaux  s'agenouillaient  sur  les  places  ;  on  dé- 
chargeait enfin  leur  fardeau.  C'étaient  des  ballots 
en  toile  épaisse  et  on  ne  savait  pas  ce  qu'il  pouvait 
y  avoir  dedans.  D'autres  chameaux  portaient  des 
femmes,  cachées  dans  une  sorte  de  palanquin. 
D'autres  portaient  le  matériel  des  tentes  et  on 
déployait  cela  pour  le  soir.  —  O  fatigues  splen- 
didcs,  immenses,  dans  l'incommensurable  désert! 
—  Des  feux  s'allument  sur  les  places,  pour  le  re- 
pas du  soir, 

* 

Que  de  fois,  ah!  levé-dès  l'aube  et  vers  l'Orient 
empourpré,  plus  plein  de  rayons  qu'une  gloire  — 
que  de  fois,  à  la  limite  de  l'oasis,  où  les  derniers 
palmiers  s'étiolaient,  la  vie  ne  triomphant  plus  du 
désert  —  comme  penché  vers  cette  source  de  lu- 
mière, déjà  trop  éclatante  et  insoutenable  aux 
regards,  ai-je  tendu  vers  toi  mes  désirs,  vaste 
plaine,  de  lumière  tout  inondée  —  de  torride  cha- 
leur... quelle  extase  assez  exaltée,  quel  assez  violent 
amour,  assez  ardent  pour  vaincre  l'ardeur  du  dé- 
sert ? 

Apre  terre  ;  terre  sans  bonté,  sans  douceur  — 
terre  de  passion,  de  ferveur  ;  terre  aimée  des  pro- 


TERRESTRES  16» 

phètes  —  ah  !  douloureux  désert,  désert  de  gloire, 
je  t'ai  passionnément ^aimé. 

J'ai  vu,  sur  les  chotts  pleins  de  mirages,  la 
croûte  de  sel  blanc  prendre  l'apparence  de  l'eau. 
—  Que  l'azur  du  ciel  s'y  reflète,  je  le  comprends  — 
chotts  azurés  comme  la  mer  —  mais  pourquoi  — 
touffes  de  joncs,  et  plus  loin  falaises  de  schiste  en 
ruine  —  pourquoi  ces  apparences  flottantes  de 
barque  et  plus  loin  ces  apparences  de  palais  ?  — 
toutes  ces  choses  déformées  et  sur  cette  imaginaire 
profondeur  d'eau  suspendues.  (L'odeur  du  bord 
du  chott  était  nauséabonde  ;  c'était  une  marne 
horrible,  mêlée  de  sel  et  brûlante.) 

J'ai  vu  sous  l'oblique  rayon  du  matin  les  monta 
l'Amar  Khadou  devenir  roses  et  sembler  une  ma- 
tière embrasée. 

J'ai  vu  le  vent  soulever  du  fond  de  l'horizon  le 
eable  et  faire  haleter  l'oasis.  Elle  paraissait  n'être 
plus  qu'un  navire  épouvanté  par  l'orage  ;  elle  était 
bouleversée  par  le  vent.  Et  dans  les  rues  du  petit 
village,  d'intense  soif  de  fièvre  les  maigres  hommes 
nus  se  tordaient. 

J'ai  vu  le  long  des  routes  désolées  des  carcasses 
de  chameaux  blanchir  ;  —  chameaux  abandonnés 
des  caravanes,  trop  las  et  qui  ne  pouvaient  plus  sa 


1G6  LES  NOURRITURES 

traîner,    qui    pourrissaient   d'abord,    couverts    de 
mouches,  en  dégageant  d'épouvantables  puanteurs. 

J'ai  vu  des  soirs  que  ne  racontaient  pas  d'autres 
chants  que  1§  crissement  aigu  des  insectes. 

Je  veux  parler  encore  du  désert  : 

Désert  d'alfa,  plein  de  couleu\T:'es  :  plaine  verte 
ondulant  au  vent. 

Désert  de  pierre  ;  aridité  ;  des  schistes  brillent  ; 
des  cicindèles  volètent  ;  des  Joncs  sèchent  ;  tout 
crépite  au  soleil. 

Désert  d'argile  ;  ici  tout  pourrait  viwe  si  seule- 
ment coulait  un  peu  d'eau.  Dès  la  pluie  tout  ver- 
dit ;  encore  que  la  terre  trop  sèche  semble  désha- 
bituée du  sourire,  l'herbe  y  semble  plus  tendre  et 
plus  embaumante  qu'ailleurs.  Elle  se  hâte  encore 
plus  de  fleurir,  d'embaumer,  par  crainte  que  le 
soleil  ne  la  fane  avant  qu'elle  ait  atteint  sa  graine  ; 
ses  amours  sont  précipitées,  he  soleil  revient  ;  la 
terre  se  craquelé,  s'effrite,  laisse  s'échapper  l'eau 
de  toutes  parts  ;  terre  affreusement  crevassée  ;  aux 
grandes  pluies  toute  l'eau  fuit  dans  les  ravines  ; 
terre  narguée  et  impuissante  à  retenir  ;  terre  dé- 
sespérément altérée. 


TERRESTRES  167 

Désert  de  sable.  —  Sables  mouvants  comme 
les  flots  de  la  m'er  ;  dunes  sans  cesse  déplacées  ; 
des  espèces  de  pyramides  guident  de  loin  en  loin 
les  caravanes  ;  monté  sur  le  sommet  de  l'une,  au 
bout  de  l'horizon  on  aperçoit  le  sommet  d'une 
autre. 

Quand  le  vent  souffle,  la  caravane  s'arrête  ;  les 
chameliers  se  mettent  à  l'abri  des  chameaux. 

• 
•  • 

Désert  de  sable  —  vie  excluse  ;  il  n'y  a  plus  là 
que  la  palpitation  du  vent,  de  la  chaleur.  Le  sable 
se  velouté  délicatement  dans  l'ombre  ;  s'embraso 
au  soir  et  paraît  de  cendre  au  matin.  Il  y  a  des 
vallées  toutes  blanches  entre  les  dunes  ;  nous  y 
passions  à  cheval  ;  le  sable  se  refermait  après  nos 
pas  ;  de  fatigue,  à  chaque  dune  nouA'elle,  on  pen- 
sait qu'on  ne  pourrait  pas  la  franchir. 

Je  t'aurai  passionnément  aimé,  désert  de  sable. 
Ah  !  que  ta  plus  petite  poussière  redise  en  son  seul 
lieu  une  totalité  de  l'univers  !  —  de  quelle  vie  te 
souviens-tu,  poussière  .!^  désagrégée  de  quel  amour  i* 
—  La  poussière  veut  qu'on  la  loue. 


Mon  âme,  qu'avez-vous  vu  sur  le  sable  ? 

Des  os  blanchis  —  des  coquilles  vidées... 

Un  matin,  nous  arrivâmes  près  d'une  dune  assez 


468  LES  NOURRITURES  TERRESTRES 

haute    pour   nous    abriter   du    soleil.    Nous   nous 
assîmes.  —  L'ombre  était  presque  fraîche 
et  des  joncs  y  croissaient  avec  délicatesse. 
Mais  de  la  nuit,  de  la  nuit,  que  dirai-je? 

C'est  une  navigation  lente 
Les  flots  sont  moins  bleus  que  les  sables  ; 
Ils  étaient  plus  lumineux  que  le  ciel. 
—  Je  sais  tel  soir  oii  chaque  étoile,  une  à  une, 

m'a  paru  particulièrement  belle. 


Saûl,  dans  le  désert,  à  la  recherche  des  ânesses 
—  tu  ne  les  retrouvas  pas,  tes  ânesses  —  mais 
bien  la  royauté  que  tu  ne  cherchais  pas. 

Joie  d'alimenter  sur  soi  de  la  vermine. 

La  vie  était  pour  nous 

SAUVAGE  ET  DE  8A\'EUR  SUBITE 

et  j'aime  que  Te  bonheur  soit  ici, 
comme  une  efflorescence  sur  de  la  mdrt. 


LIVRE    VIII 


Nos  actes  s'attachent  à  nous 
comme  sa  lueur  au  plwsphore  ;  ils 
font  notre  splendeur,  il  est  vrai, 
mais  ce  n'est  que  par  notre  usure. 


f 


Mon   esprit  vous  vous  êtes  extraordinairement 

exalté,  durant  vos  fabuleuses  promenades  ! 
O  mon  cœuT  I  Je  vous  ai  largement  abreuvé. 
Ma  chair  je  vous  ai  soûlée  d'amour. 

C'est  en  vain  que  maintenant,  reposé,  je  tâche 
de  compter  ma  fortune  ;  je  n'en  ai  point.  —  Je 
cherche  parfois  dans  le  passé  quelque  groupe  de 
souvenirs,  pour  m'en  former  enfin  une  histoire, 
mais  je  m'y  méconnais,  et  ma  vie  en  déborde.  Il 
me  semble  ne  vivre  aussitôt  que  dans  un  toujours 
(neuf  instant.  Ce  que  l'on  appelle  ;  se  recueillir, 
m'est  une  contrainte  impossible  ;  je  ne  comprends 
plus  le  mot  :  solitude  ;  être  seul  en  moi,  c'est 
n'être  plus  personne  ;  je  suis  peuplé  !  —  D'ailleurs 
je  ne  suis  chez  moi  que  partout  ;  et  toujours  le 
désir  m'en  chasse.  Le  plus  beau  souvenir  ne  m'ap- 
paraît  que  comme  une  épave  du  bonheur.  La 
moindre  goutte  d'eau,  fût-ce  une  larme,  dès  qu'elle 
mouille  ma  main,  me  devient  d'une  plus  précieuse 
réalité. 

.# 

Je  songe  à  toi,  Ménalque  1  —  Dis  !  sur  quelles 


172  LES  NOURRITURES 

mers  va  voguer  ton  vaisseau  qu'a  sali  l'écume  des 
vagues  ? 

Ne  reviendras-tu  pas  maintenant,  Ménalque, 
chargé  d'insolent  luxe,  heureux  d'en  réassoiffer 
mes  désirs  ?  Si  je  me  repose  à  présent,  ce  n'est  pas 
dans  ton  ahondance...  Non  ;  —  tu  m'appris  à  ne 
jamais  me  reposer.  —  Est-ce  que  tu  n'es  pas  en- 
core las,  de  cette  vie  horriblement  errante  ?  Pour 
moi,  j'ai  pu  crier  parfois  de  douleur,  mais  je  ne 
suis  de  rien  fatigué  ;  —  et  quand  mon  corps  est 
las,  c'est  ma  faiblesse  que  j'accuse  ;  mes  désirs 
m'avaient  espéré  plus  vaillant.  —  Certes,  si  je  re- 
grette aujourd'hui  quelque  chose,  c'est  d'avoir 
laissé  sans  y  mordre,  se  gâter,  s'éloigner  de  moi 
bien  des  fruits,  des  fruits  q\ie  tu  m'as  présentés. 
Dieu  d'amour  qui  nous  alimentes!  —  Car,  ce  dont 
on  se  prive  aujourd'hui,  me  lisait-on  dans  l'Évan- 
gile, plus  tard  on  le  retrouve  au  centuple...  Ah  I 
qu'ai-je  à  faire  de  plus  de  biens  que  mon  désir  n'en 
appréhende  .3  —  car  j'ai  connu  déjà  des  voluptés  si 
fortes  qu'un  peu  plus  et  je  n'aurais  plus  pu  les 
goûter. 

• 
•  • 

On  a  dit  au  loin  que  je  faisais 
pénitence  —  mais  qu'ai-je  à  faire 
avec  le  repentir  ? 

Saadi. 

Certes  oui  1  ténébreuse  fut  ma  jeunesse  : 


TERRESTRES  173 

Je  m'en  repetis. 

Je  ne  goûtais  pas  le  sel  de  la  terre 

Ni  celui  de  la  grande  mer  salée. 

Je  croyais  que  j'étais  le  sel  de  la  terre 

Et  j'avais  peur  de  perdre  ma  saveur. 

—  Le  sel  de  la  mer  ne  perd  point  sa  savpur  ; 
mais  mes  lèvres  sont  déjà  vieilles  pour  la  sentir. 
Ah  1  que  n'ai-je  respiré  l'air  marin  quand  mon 
âme  en  était  avide  .►>  Quel  vin  va  suffire  à  présent 
à  me  griser  ? 

Nathanaël,  ah  I  satisfais  ta  joie  quand  ton  âme 
en  est  souriante  —  et  ton  désir  d'amour  quand  tes 
lèvres  sont  encore  belles  à  baiser,  et  quand  ton 
étreinte  est  joyeuse. 

Car  tu  penseras,  tu  diras  :  Les  fruits  étaient  là  ; 
leiir  poids  courbait,  lassait  déjà  les  branches  ;  — 
ma  bouche  était  là  et  elle  était  pleine  de  désirs  ;  — 
mais  ma  bouche  est  restée  fermée,  et  mes  mains 
n'ont  pu  se  tendre  parce  qu'elles  étaient  jointes 
pour  la  prière  ;  —  et  mon  âme  et  ma  chair  sont 
restées  désespérément  assoiffées.  —  L'heure  est  dé- 
sespérément passée. 

(Serait-il  vrai  ?  serait-il  vrai,  Sulamite  ?  —  Vous 
m'attendiez  et  je  ne  le  savais  point  I  Vous 
m'avez  cherché  et  je  n'ai  pas  entendu  votre 
approche.) 

Ah  I  jeunesse  —  l'homme  ne  la  possède  qu'un 
temps  et  le  reste  du   temps  la  rapp-^Ile. 

(Le  plaisir  frappait  à  ma  porte  ;  le  désir  lui  ré- 


174  LES  NOURRITURES 

pondait  dans  mon  cœur  ;  je  restais  à  genoux, 
sans  ouvrir.) 

L'eau  qui  passe  peut  certes  arroser  encore  bien 
des  champs,  et  beaucoup  de  lèvres  s'y  désaltèrent. 
Mais  que  puis-je  connaître  d'elle  ?  —  Qu'a-t-elle 
pour  moi  que  sa  fraîcheur  qui  passe  ?  et  qui  brûle 
quand  elle  est  passée.  —  Apparences  de  mon  plai- 
sir, vous  vous  écoulerez  comme  l'eau.  Que  si  l'eau 
se  renouvelle  ici,  ce  soit  pour  une  constante  fraî- 
cheur. 

Intarissable  fraîcheur  des  rivières,  jaillissement 
sans  fin  des  ruisseaux,  vous  n'êtes  pas  ce  peu 
d'eau  captée  où  naguère  mes  mains  trempèrent,  et 
qu'on  jette  après  parce  qu'elle  n'a  plus  de  fraî- 
cheur. Eau  captée,  vous  êtes  comme  la  sagesse  des 
hommes.  Sagesse  des  hommes,  voua  n'avez  pas 
l'intarissable  fraîcheur  des  rivières. 

Insomnies. 

Attentes.  Attentes  ;  fièvres  ;  heures  de  jeunesse 
en  allées...  une  ardente  soif  pour  tout  ce  que  vous 
appelez  :  péché. 

Un  chien  hurlait  désolément  après  la  lune  ; 

Un  chat  semblait  un  petit  enfant  qui  vagit  ; 

La  ville  allait  enfin  goûter  un  peu  de  calme, 
pour,  le  lendemain,  trouver  tous  ses  espoirs  ra- 
jeunis. 

Je  me  souviens  des  heures  en  allées,  pieds  nus 
sur  les  dalles  ;  j'appuyais  mon  front  au  fer  mouillé 


TERRESTRES  l^g 

au  balcon  ;  sous  la  lune,  l'éclat  de  ma  chair  comme 
•un  fruit  merveilleux  à  cueillir.  Attentes  I  vous 
étiez  pour  notre  flétrissure...  fruits  trop  mûrs! 
nous  vous  avons  mordus  seulement  lorsque  notre 
soif  était  devenue  trop  affreuse  et  que  nous  n'en 
supportions  plus  la  brûlure.  Fruits  gâtés  !  vous 
avez  rempli  notre  bouche  d'une  fadeur  empoison- 
née et  vous  avez  profondément  troublé  mon  âme. 

—  Heureux  qui,  jeune  encore,  a  mordu  votre  chair 
encore  sûre  et  sucé,  figues,  votre  lait  parfumé 
d'amour,  sans  plus  attendre...  pour  courir  après, 
rafraîchi,  sur  la  route  —  où  nous  achèverons  nos 
pénibles  journées. 

(Certes  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  empêcher 
1  usure  atroce  de  mon  âme  ;  mais  ce  ne  fut  que 
par  l'usure  de  mes  sens  que  je  pus  la  distraire  de 
son  Dieu  ;  elle  s'en  occupait  toute  la  nuit  et  tout 
le  jour  ;  elle  s'ingéniait  à  de  difficiles  prières  • 
elle  se  consumait  de  ferveur.)  ' 

De  quel   tombeau  me  suis-je  évadé  ce  matin  « 

—  (Les  oiseaux  de  la  mer  se  baignent,  étendant 
leurs  ailes.)  Et  l'image  de  la  vie,  ah!  Nathanaël 
est  pour  moi   :  un  fruit  plein  de  saveur  sur  des 
lèvres  pleines  de  désir. 


Il  y  a  des  nuits  où  l'on  ne  pouvait  pas  s'en- 
dormir, ^ 

Il  y  avait  de  grandes  attentes  —  des  attentes  on 


1,6  LES  NOURRITURES 

ne  savait  souvent  pas  de  quoi  —  sur  le  lit  où  je 
cherchais  en  vain  le  sommeil,  les  membres  fati- 
gués et  comme  déjetés  par  l'amour.  Et  parfois  je 
cherchais,  par  delà  la  volupté  de  la  chair,  comme 
une  seconde  volupté  plus  cachée. 

Ma  soif  augmentait  d'heure  en  heure,  à 
mesure  que  je  buvais.  A  la  fin  elle  devint  si  véhé- 
mente, que  j'en  aurais  pleuré  de  désir. 

...  Mes  sens  s'étaient  nsés  jusqu'à  la  transpa- 
rence, et  quand  je  descendis  au  matin  vers  la 
ville,  l'azur  du  ciel  entra  en  moi. 

...  Les  dents  horriblement  agacées  d'arracher  les 
peaux  de  mes  lèvres  —  et  comme  tout  usées  du 
bout.  Et  les  tempes  rentrées  comme  par  une  suc- 
cion intérieure.  —  L'odeur  des  champs  d'oignons 
en  fleurs,  pour  un  rien  m'aurait  fait  vomir. 

Insomnies. 

..  Et  l'on  entendait  dans  la  nuit  une  voix  qui 
criait  et  pleurait  :  ah  I  pleurait-elle,  voilà  le  fruit 
de  ces  fleurs  empestées  :  il  est  doux.  J'irai  doré- 
navant promener  sur  les  routes  l'ennui  vague  de 
mon  désir.  Tes  chambres  abritées  m'étouffent  et 
tes  lits  ne  me  satisfont  plus.  —  Ne  cherche  plus 
de  but  désormais  à  tes  interminables  errances... 


TERRESTRES  i''^ 

—  Notre  soif  était  devenue  si  intense,  que,  cette 
eau,  j'en  avais  déjà  bu  tout  un  verre  avant  de  per- 
cevoir, hélas  I  comme  elle  était  nauséabonde. 

...  0  Sulamitel  vous  aurez  été  pour  moi  comme 
ces  fruits  mûris  à  l'ombre  et  dans  d'étroits  jardins 
fermés.  — 

...  Pénétration  voluptueuse  des  corps....- 

Ah!  pensais-je,  toute  l'humanité  se  lasse  entre 
soif  de  sommeil  et  soif  de  volupté.  —  Après  l'ef- 
frayante tension,  concentration  ardente,  puis  re- 
tombement  de  la  chair,  on  ne  songe  plus  qu'à 
dormir  —  ah  I  sommeil  I^  —  ah  !  que  si  ne  nous  en 
réveillait  pas  vers  la  vie,  un  nouveau  sursaut  de 
désirs.  — 

Et  l'humanité  tout  entière  ne  s'agite  que  comme 
un  malade  qui  se  retourne  dans  son  lit  pour  moins 
souffrir.  — 

...  Puis,  après  quelques  semaines  de  labeur,  des 
éternités  de  repos. 

...  Comme  si  l'on  pouvait  garder  aucun  vête- 
ment dans  la  mort!  (Simplification.)  Et  nous 
mourrons  —  comme  quelqu'un  qui  se  dépouille 
pour  dormir.  — 

•  • 

Ménalque  1  Ménalque,  je  songe  à  toi  !  — 

12 


178  LES  NOURRITURES 

Je  disais,  oui,  je  sais  :  Que  m'importe  ?  —  ici  — 
là  —  nous  serons  également  bien. 

...  Maintenant,  là-bas,  tombait  le  soir... 

...  Oh!  si  le  temps  pouvait  remonter  vers  sa 
source!  et  si  le  passé  revenir!  Natbanaël,  je  vou- 
drais t'emmener  avec  moi  vers  ces  heures  amou- 
reuses de  ma  jeunesse,  où  la  vie  coulait  en  moi 
comme  du  miel.  —  D'avoir  goûlé  tant  de  bonheur, 
i'âme  sera-t-elle  jamais  consolée?  Car  là  j'étais, 
là-bas,  dans  ces  jardins,  moi,  non  un  autre  ; 
j'écoutais  ce  chant  de  roseau  ;  je  respirais  ces 
fleurs  ;  je  regardais,  je  touchais  cet  enfant  —  et 
certes  de  chacun  de  ces  jeux  chaque  nouveau  prin- 
temps s'accompagne,  —  mais  celui  que  j'élais,  cet 
autre,  ah  !  comment  le  redeviendrais-je  !  —  (Main- 
tenant sur  les  toits  de  la  ville,  il  pleut  ;  ma 
chambre  est  solitaire.)  C'est  l'heure  où  là-bas  les 
troupeaux  de  Lossif  rentraient  ;  ils  revenaient  de 
la  montagne  ;  le  désert  était  plein  d'or  au  cou- 
chant ;  tranquillité  du  soir...  maintenant  ;  (main- 
tenant.) 

Paris  — 
Nuit  de  juin  — 

Athman,  je  songe  à  toi  ;  Biskra,  je  songe  à  tes 
palmiers.  —  Touggourt,  à  tes  sables.  —  Le  vent 
aride  du  déser  agite-l-il  encore  là-bas,  oasis,  vos 


TERRESTRES  179 

palmes  bruissantes  !  De  chaleur,  grenades  éclatées, 
laissez-vous  choir  vos  grains  acerbes  ?  — 

Chetma,  je  me  souviens  de  tes  courants  d'eaux 
fraîches,  et  de  ta  source  chaude  près  de  laquelle  on 
transpirait.  —  El  Kantara!  pont  d'or,  je  me  sou- 
viens de  tes  matins  sonores  et  de  tes  soirs  extasiés. 

—  Zaghouan,  je  revois  tes  figuiers  et  tes  lauriers- 
roses  ;  Kairouan,  tes  nopals  ;  Sousse,  tes  oliviers.. 

—  Je  rêve  à  ta  désolation,  Oumach,  ville  effondrée, 
murs  entourés  de  marécages  —  et  à  la  tienne, 
morne  Droh  !  hanté  des  aigles,  village  atroce,  ravin 
rauque. 

Chegga  la  haute,  contemples-tu  toujours  le  dé- 
sert.»  —  M'rayer,  trempes-tu  tes  grêles  tamaris 
dans  le  chott  ?  —  Mégarine,  t'abreuves-tu  bien 
d'eau  salée?  Témassine,  flétris-tu  toujours  au  so- 
leil? 

Je  me  souviens,  auprès  de  l'Enfida,  d'un  stérile 
rocher,  d'oii  coulait  au  printemps  du  miel  ;  auprès 
était  un  puits,  où  des  femmes  très  belles  venaient 
puiser  l'eau,  presque  nues. 

Es-tu  toujours  là-bas,  et  maintenant  au  clair  de 
lune,  petite  maison  d'Athman,  toujours  à  demi 
ruinée  ?  —  où  ta  mère  tissait,  où  ta  sœur,  la  femme 
'd'Amhour,  chantait  ou  contait  des  histoires  ;  où 
la  nichée  de  tourterelles  jubilait  tout  bas  dans  la 
nuit,  —  près  de  l'eau  grise  et  somnolente.  — 

O  désir  !  que  de  nuits  je  n'ai  pu  dormir,  tant  je 
me  penchais  sur  un  rêve  qui  me  remplaçait  le 


180  LES  NOURRITURES  TERRESTRES 

sommeil  !  Oh  !  s'il  est  des  brumes  au  soir,  des  sons 
de  flûte  sous  les  palmes,  de  blancs  vêtements  dans 
les  profondeurs  des  sentiers,  de  l'ombre  douce  au- 
près de  l'ardente  lumière...  j'irai!... 

—  Petite  lampe  de  terre  et  d'huile  !  le  vent  de  la 
nuit  tourmente  ta  flamme  ;  —  fenêtre  disparue  ; 
simple  embrasure  de  ciel  ;  nuit  calme  sur  les  toits  ; 
la  lune. 

On  entend,  dans  le  fond  des  rues  délivrées,  par- 
îois  un  omnibus  rouler,  une  voiture  ;  et  tout  au 
loin,  quittant  la  ville,  les  trains  siffler,  les  trains 
fuir  —  la  grande  ville  attendre  le  réveil... 

Ombre  du  balcon  sur  le  plancher  de  la  chambre, 
vacillement  de  la  flamme  sur  la  page  blanche  du 
livre.  Respiration. 

—  La  lune  est  à  présent  cachée  ;  le  jardin  devant 
moi  semble  un  bassin  de  verdure...  Sanglot  ; 
lè\Tes  serrées  ;  convictions  trop  grandes  ;  angoisses 
de  la  pensée.  Que  dirai-je  ?  choses  véritables.  — 
AUTRUI  —  importance  de  sa  vie  ;  lui   parler.,. 


HYMNE 

EN  GUISE  DE  CONCLUSION 


M.    A.    li.    G. 

...  Elle  tourna  les  yeux  vers  les  naissantes  étoiles. 
«  Je  connais  tous  leurs  noms,  dit-elle  ;  chacune  en 
a  plusieurs  ;  elles  ont  des  vertus  différentes.  Leur 
marche,  qui  nous  paraît  calme,  est  rapide  et  les 
rend  brûlantes.  Leur  inquiète  ardeur  est  cause  de 
la  violence  de  leur  course,  et  leur  splendeur  en 
est  l'effet.  Une  intime  volonté  les  pousse  et  les 
dirige  ;  un  zèle  exquis  les  brûle  et  les  consume  ; 
c'est  pour  cela  qu'elles  sont  radieuses  et  belles. 

Elles  se  tiennent  l'une  à  l'autre  toutes  attachées, 
par  des  liens  qui  sont  des  vertus  et  des  forces,  de 
sorte  que  l'une  dépend  de  l'autre  et  que  l'autre  dé- 
pend de  toutes.  La  route  de  chacune  est  tracée  et 
chacune  trouve  sa  route.  Elle  ne  saurait  en  changer 
sans  en  dislxaire  chacune  autre,  chacune  étant  d9 


182  LES  NOURRITURES  TERRESTRES 

chaque  autre  occupée.  Et  chacune  choisit  sa  route 
selon  qu'elle  devait  la  suivre  ;  ce  qu'elle  doit,  il 
faut  qu'elle  le  veuille,  et  cette  route,  qui  nous 
paraît  fatale,  est  à  chacune  la  route  préférée,  cha- 
cune étant  de  volonté  parfaite.  Un  amour  ébloui 
les  guide  ;  leur  choix  fixe  des  lois,  et  nous  dépen- 
dons d'elles  ;  nous  ne  pouvons  pas  nous  sauver.  » 


ENVOI 


Nathai-iaël,  à  présent,  jette  mon  livre.  Emancipe- 
t'en.  Quitte-moi.  Quitte-moi  ;  maintenant  tu  m'im- 
portunes ;  tu  me  retiens  ;  l'amour  que  je  me  suis 
surfait  pour  toi  m'occupe  trop.  Je  suis  las  de 
feindre  d'éduquer  quelqu'un.  Quand  ai-je  dit  que 
je  te  voulais  pareil  à  moi?  —  C'est  parce  que  tu 
diffères  de  moi  que  je  t'aime  ;  je  n'aime  en  toi  ciue 
ce  qui  diffère  de  moi.  Êduquer!  —  Qui  donc  édu- 
querais-je,  que  moi-même?  Nathanaël,  te  le  dirai- 
je?  je  me  suis  interminablement  éduqué.  Je  con- 
tinue. Je  ne  m'estime  jamais  que  dans  ce  que  je 
pourrais  faire. 

Nathanaël,  jette  mon  livre  ;  ne  t'y  satisfais  point. 
Ne  crois  pas  que  ta  vérité  puisse  être  trouvée  par 
quelque  autre  ;  plus  que  de  tout,  aie  lionte  de  cela. 
Si  je  cherchais  tes  aliments,  tu  n'aurais  pas  de 
faim  pour  les  manger;  si  je  te  préparais  ton  lit, 
tu  n'aurais  pas  sommeil  pour  y  dormir. 

Jette   mon   livre  ;  dis-toi   bien   que   c&  n'est   là 


184  LES  NOURRITURES  TERRESTRES 

qu'une  des  mille  postures  possibles  en  face  de  la 
vie.  Cherche  la  tienne.  Ce  qu'un  autre  aurait  aussi 
bien  fait  que  toi,  ne  le  fais  pas.  Ce  qu'un  autre 
aurait  aussi  bien  dit  que  toi,  ne  le  dis  pas,  — 
aussi  bien  écrit  que  toi,  ne  l'écris  pas.  Ne  t'attache 
en  toi  qu'à  ce  que  tu  sens  qui  n'est  nulle  part 
aiUeurs  qu'en  toi-même,  et  crée  de  toi,  impa- 
tiemment ou  patiemment,  ahl  le  plus  irrempla- 
çable des  êtres. 


TABLE 


Livre  î 11 

Livre  II 33 

Livre  III 49 

Livre  IV. 63 

Livre  V .   .    .   , 103 

Livre  VI 123 

Livre  VII. 147 

Livre  VIII .   >   .  169 

Hymne  en  guise  de' conclusion 181 

Envoi 183 


ACHEVE  D'IMPRIMER 
LE  25  OCTOBRE  1927 
PAR  EMMANUEL  GREMN 
A    LAGNY-SUR-MARNE 


j 


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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


PQ  Gide,   André  Paul  Guillaume 

2613  Les  nourritures  terrestres 

I2N7 
1921 


5£